Cet article fait partie d’un supplément publié par Le Temps pour les deux ans de son partenaire sur la Genève internationale,  Geneva Solutions.

Genève s’est imposée comme une plaque tournante du multilatéralisme, un terrain neutre où plus de 700 organisations internationales, missions diplomatiques et ONG peuvent converger et discuter des problèmes du monde. Mais la concurrence est de plus en plus féroce, les villes du monde entier cherchant à prendre la tête dans des domaines clés tels que la technologie, la finance, la santé et le climat. Entre-temps, la hausse du coût de la vie à Genève et une vie culturelle qui laisse à désirer pour de nombreux jeunes professionnels mettent en péril ses chances de rester au sommet.

Le boom des hubs

Ces dernières années, une course pour être au centre de la santé mondiale s’est engagée, accélérée par le Covid-19. Des partenariats public-privé à l’image de GAVI, l’alliance pour les vaccins à Genève, prolifèrent dans d’autres villes à la pointe de l’innovation. En 2017, la Norvège s’est associée à l’Inde et à la Fondation Bill et Melinda Gates pour lancer la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI), dans le but d’accélérer le développement de vaccins. Quatre ans plus tard, en pleine pandémie, l’Allemagne et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont lancé un hub sanitaire mondial pour prévoir les prochains virus susceptibles de déclencher une pandémie.

Le choix de Berlin, plutôt que du siège de l’OMS à Genève, a été justifié par le directeur du hub, Chikwe Ihekweazu, dans une interview accordée à Foreign Policy, car il offrait «la proximité de Genève, dont nous avons besoin, tout en gardant un peu de distance.» À l’époque, l’OMS était prise dans les feux croisés des États-Unis et de la Chine. L’organisme de santé a poursuivi d’autres collaborations à l’étranger ce mois-ci, lançant un nouveau fonds pour la prévention des pandémies avec la Banque mondiale à Washington DC.

Dans le domaine de la gouvernance numérique, la Suisse est claire. Elle ambitionne de voir Genève en tant que capitale mondiale et a lancé de nombreuses initiatives dans ce but, telles que les fondations Geneva Science Diplomacy Anticipator (GESDA) et Swiss Digital Initiative. Pourtant un récent rapport de Foraus souligne que ces efforts ne vont pas assez loin, d’autant plus que des initiatives clés se tournent vers d’autres domiciles, comme l’a fait le centre de recherche sur l’intelligence artificielle de l’UNESCO, mis en place en 2020 à Ljubljana, en Slovénie, ou encore l’envoyé de l’ONU pour les technologies établi à New York.

Le think tank met également en garde contre des cyberattaques qui montent en flèche, comme celle qui a visé le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en décembre 2021, qui risquent de faire fuir les organisations. Une inquiétude justifiée puisque le CICR a choisi le Luxembourg pour sa nouvelle délégation pour le cyberespace. Inquiets, le CyberPeace Institute et d’autres organisations ont adressé en mai une proposition au gouvernement fédéral suisse pour la création d’un espace de stockage de données sécurisé pour les ONG.

Le changement climatique et la durabilité aiguisent également les appétits. Genève, quant à elle, a connu autant des succès que des échecs. Alors qu’elle est parvenue à convaincre pour accueillir le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 1988, ses candidatures n’ont pas été retenues pour l’International Sustainability Standards Board, remporté en 2021 par Francfort, et le Fonds vert pour le climat, octroyé, lui, à la Corée du Sud. D’après un observateur proche du dossier, la Suisse n’aurait pas bien géré les appels d’offres, manquant d’impliquer les bons acteurs.

Mais de nouvelles opportunités se profilent à l’horizon et la Suisse a les yeux rivés sur deux d’entre elles, qui lui permettraient de se consolider davantage en tant que capitale mondiale contre la pollution. «Genève concentre les conventions et les institutions pertinentes pour le cluster des substances chimiques et nous estimons que ces synergies profiteraient à un régime international fort. C’est pourquoi nous ferons probablement une offre pour que Genève accueille le groupe scientifique et politique sur les substances chimiques ainsi que le traité sur la pollution plastique», argumente l’ambassadeur suisse pour l’environnement, Franz Perrez. Mais le succès n’est pas assuré. Franz Perrez souligne qu’il existe «une concurrence croissante entre les pays» et s’attend à ce que d’autres états se portent candidats pour le très populaire accord sur les plastiques. La Suisse étudie également la possibilité d’accueillir la COP31 sur le climat en 2026.

Le mouvement de décolonisation de l’ONU suscite aussi des questionnements sur la pertinence d’une plus grande présence des organisations internationales dans les pays du Sud, où les crises frappent avec le plus de force. Jusqu’à présent, les seules agences onusiennes à siéger dans un pays à revenu intermédiaire sont le Programme des Nations unies pour l’environnement et ONU-Habitat, toutes les deux basées à Nairobi. Mais elles sont confrontées à des difficultés, notamment dues à une mauvaise connectivité et un financement insuffisant de la part du gouvernement kényan, selon une source proche de l’organisation. Certains organismes basés à Genève, comme le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme et l’ONUSIDA, ont opté pour la décentralisation de certaines de leurs activités afin de renforcer leurs liens avec le terrain tout en réduisant leurs coûts.

Préserver l’attractivité de Genève

Parmi tant de domaines émergents, la Suisse devra déterminer ses priorités et où placer ses ressources. Les activités de la Genève internationale n’ont cessé d’augmenter au cours de la dernière décennie, le nombre de conférences organisées en une année allant de 2536 en 2011 à 3230 en 2021. La Genève internationale se porte si bien qu’elle est entièrement réservée jusqu’en 2024, selon une source. Mais elle a été obligée de refuser de tenir certaines négociations en raison du manque de places disponibles, a indiqué une autre source, soulignant la nécessité de disposer de plus de capacités pour faire face à un système multilatéral en pleine expansion.

Attirer les jeunes talents sera également essentiel pour que Genève reste pertinente. Pour ce faire, il ne faut pas sous-estimer l’importance d’une offre culturelle forte. «Autour du Quartier des Nations, il existe peu d’endroits où les jeunes professionnels et les stagiaires de la Genève internationale peuvent se réunir après le travail, se détendre et interagir», explique Maria Isabelle Wieser, coprésidente d’Agir, une initiative visant à faire revivre une partie de cette vie après le travail.

Diana Rizzolio, coordinatrice du Réseau Environnement de Genève du PNUE, observe que Genève doit également s’adapter à un monde du multilatéralisme en mutation: «Le Covid a complètement changé les habitudes des gens.» Et d’ajouter que si la plupart de pourparlers officiels sont revenus au mode présentiel, une grande partie des réunions informelles restent hybrides. «Il y a encore beaucoup à faire pour combler le fossé informatique afin de garantir une bonne participation de tous les acteurs», souligne-t-elle.

Nicolas Walder, membre du Conseil national suisse, rejoint ces propos. En 2020, le député des Verts a soumis au parlement une proposition visant à commander un rapport sur l’impact du Covid sur la Genève internationale. Pour Nicolas Walder, le maintien des grands noms à Genève dépendra de la manière dont la Suisse prendra soin de son microcosme de petites ONG. «Le défi consiste à conserver le mode de fonctionnement organique de la Genève internationale», explique-t-il, suggérant qu’elle pourrait par exemple offrir un espace et un soutien technologique aux organisations qui apprennent à s’adapter aux bouleversements du système multilatéral. «Le rôle de Berne est d’anticiper», conclut-il.