Adossé contre un pilier de basalte, Muhammed Enes interpelle de sa voix fluette quiconque s’approche de l’autel. «Je vous fais visiter? L’église Surp Giragos, à Diyarbakir, dans l’est de la Turquie, construite en 1376, est la plus ancienne église arménienne de tout le Moyen-Orient, elle a accueilli jusqu’à 3000 fidèles et un canon a détruit son clocher en 1915», récite le garçonnet dans un même souffle, écarquillant ses grands yeux verts à l’évocation du canon.

Muhammed est trop jeune pour avoir joué dans les ruines de Surp Giragos, restaurée et rouverte au culte à l’automne 2011. Il est trop jeune encore pour comprendre les massacres et les déportations dont ces murs, cette ville, cette partie de l’Anatolie ont été les témoins près d’un siècle avant sa naissance. Mais l’enfant de Diyarbakir, l’écolier qui entend les cloches à l’heure de la récréation, en sait déjà bien plus que ce que les manuels d’histoire daigneront lui apprendre.

Trop souvent, trop vite, lorsqu’il s’agit de la Turquie et du génocide arménien, le déni de l’Etat est assimilé au déni d’une société tout entière. C’est oublier que la mémoire des Arméniens est inscrite dans les territoires où ils ont si longtemps vécu, et dans l’esprit des peuples qu’ils ont si longtemps côtoyés, les Kurdes les premiers.

«Les gens de cette région savent qu’il y a eu un génocide et ils ne le nient pas», assure Aram Hacikyan, le gardien de l’église Surp Giragos. Aram parle de son grand-père, orphelin de 1915, recueilli par un Kurde, converti à l’islam, mais «qui n’a jamais caché son arménité. Dans notre famille, contrairement à d’autres, ce n’était pas un secret.»

En 1914, quelque 60 000 Arméniens vivaient à Diyarbakir. «C’est un lieu symbolique du génocide car il abritait une population hétérogène – 30% d’Arméniens, des Kurdes, des Syriaques, des Turkmènes… – mais aussi à cause du Dr Resit, gouverneur en 1915. Dans un télégramme, ce Dr Resit se félicitait d’avoir «réglé le sort» de 160 000 Arméniens. Les convois de déportés passaient en effet par Diyarbakir, avant d’être envoyés à Deir ez-Zor, en Syrie», explique Adnan Celik, doctorant à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris.

Adnan Celik, dont la grand-mère était une autre de ces bavfilleh (mot kurde désignant les Arméniens islamisés), vient de publier un ouvrage sur la mémoire du génocide chez les Kurdes de Diyarbakir. «L’absence des Arméniens, ici, c’est un deuil infini. Les gens racontent des anecdotes d’une violence inouïe dans les moindres détails, comme si cela s’était produit hier», s’étonne-t-il.

Le jeune anthropologue s’arrête sur le rôle du mouvement politique kurde, qui, «depuis ses débuts, remet en cause l’histoire officielle, parle du génocide et du rôle des Kurdes dans ce génocide». Aussi enthousiaste et zélé fût-il, sans doute le Dr Resit n’aurait-il pas pu applaudir la mort de 160 000 Arméniens sans l’aide de plusieurs grandes familles de Diyarbakir, sans le concours actif de nombreux chefs de tribu kurdes. Ces hommes à qui on promettait – et qui ont souvent obtenu – tel champ ou telle maison après l’exécution du propriétaire arménien. Ces musulmans à qui on garantissait le paradis pour sept chrétiens passés au fil de l’épée. «Ne faisons pas d’anachronisme, prévient Adnan Celik. En 1915, les revendications nationalistes n’existaient pas encore chez les Kurdes de la région. Ceux qui ont participé au génocide l’ont souvent fait en tant que musulmans, contre des infidèles non musulmans.»

Abdullah Demirbas a le visage contrit quand il évoque «ces Kurdes trompés par l’Etat pour massacrer des Arméniens», malgré des siècles de vie commune. «Mon grand-père me racontait cette histoire d’un prêtre qui, pour convaincre un Kurde de ne pas le tuer, lui aurait dit: «Nous sommes le petit-déjeuner, vous serez le déjeuner.» Et c’est ce qui s’est passé», soupire cette figure de la politique locale.

Comme beaucoup à Diyarbakir, Abdullah Demirbas voit une continuité entre le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman et les massacres de Kurdes une décennie plus tard, des débuts de la République à la fin du XXe siècle. «Il faut que nous, petits-enfants de ceux qui ont aidé au génocide, nous affrontions ce passé, non seulement pour solder les comptes mais surtout pour bâtir un avenir ensemble», insiste-t-il.

«Bâtir un avenir»: chez l’ancien maire de Sur, quartier historique de Diyarbakir où vivaient autrefois de nombreux Arméniens, l’expression est plus qu’un slogan. En 2009, Abdullah Demirbas a joué un rôle clé dans la restauration de l’église arménienne, avec l’appui de la municipalité de Diyarbakir et de la Fondation Surp Giragos.

Sous sa carrure imposante, il confie avoir «failli pleurer» le jour de l’inauguration. «J’ai l’impression d’avoir remboursé une partie de ma dette», décrit-il. «C’est plus qu’une église, cela devient un lieu de rencontre pour tous les Arméniens», renchérit Aram Hacikyan, le gardien des lieux, citant les visiteurs d’Europe, d’Arménie, des Etats-Unis. «Certains dans la diaspora ont moins peur de venir en Turquie, sur les lieux du génocide, depuis qu’ils savent que l’église existe à nouveau.»

Abdullah Demirbas, l’ancien maire, pense qu’il faut voir plus loin, qu’il faut «faire revenir» les Arméniens de Diyarbakir. Il évoque une école, propose même de construire un «musée du génocide». «On ne peut pas attendre que l’Etat agisse, il faut le forcer à agir», dit-il. Adnan Celik, le chercheur, est plus sceptique. «De nombreux Kurdes reconnaissent le génocide, ils s’excusent, et ensuite? Sont-ils les seuls coupables? La question est de savoir ce que va faire l’Etat, qui nie depuis 100 ans.»

Dans la cour de l’église, sur le basalte humide de la dernière averse, Armen Demirdjian hoche la tête. Il n’a découvert qu’à 30 ans ses origines arméniennes. Ses grands-parents sont morts pendant le génocide. Son père, âgé de 4 ans en 1915, n’en a jamais parlé et Armen n’a jamais demandé. Mais aujourd’hui, il veut savoir, et veut que chacun sache. «On ne peut pas cacher indéfiniment les saletés sous le tapis, conclut-il. Tôt ou tard, il faudra bien le secouer. Alors, toutes les saletés sortiront au grand jour.»

«On ne peut pas cacher indéfiniment les saletés sous le tapis. Tôt ou tard, il faudra bien le secouer»