Dans les congélateurs des supermarchés «Sheriff» de Tiraspol, les poulets emballés attendent le client. Des poulets au centre de toutes les accusations: selon les estimations de la mission européenne de surveillance douanière - Eubam - déployée à la frontière ukrainienne depuis 2005, chaque citoyen de Transnistrie consomme plus de 500 kilos de volaille par an! Explication: la contrebande massive de volatiles en provenance du port Uukrainien d'Odessa, distant de 90 kilomètres. Déclarés «en transit» vers la Transnistrie, les poulets importés d'Asie ou des Etats-Unis sont exemptés de douane puis réexportés frauduleusement en Ukraine, puis à travers l'Europe. Gain annuel: plusieurs millions d'euros...

«La Transnistrie est un petit royaume pourri. Moins dangereux qu'avant. Mais tout aussi vérolé», explique un résident de Tiraspol. Ce dernier rencontre régulièrement les rares visiteurs européens admis dans cette enclave séparatiste pro-russe de 200 kilomètres de long et moins de dix de large, coincée entre le fleuve Dniestr et l'Ukraine. Son récit? Un mélange de Tintin, de James Bond et des Pieds Nickelés.

Tout s'achète, tout se vend

Ex-quartier général de la 14e armée soviétique dont les bâtiments finissent aujourd'hui d'être démantelés, la Transnistrie était jadis l'un des producteurs clés d'armement de l'URSS. 85% de ses usines appartenaient au complexe militaro-industriel. Résultat: dans les années 90, l'exportation d'armes de tout calibre via Odessa et la mer Noire alimenta quantité de conflits africains sous la houlette d'intermédiaires sans scrupule. Le tout, sous la coupe de son président actuel, Igor Smirnov, un ancien dirigeant soviétique de conglomérat industriel arrivé sur place à la fin des années 1980. Sa famille dirige aujourd'hui la douane, le groupe commercial «Sheriff», incontournable sponsor de l'équipe de foot championne de Moldavie.

L'époque a changé. Dans les rues de Tiraspol aux allures de mini-musée soviétique (peu de voitures, grandes affiches de propagande, culte présidentiel de la personnalité...) les accusations de trafic d'armes à grande échelle font sourire. «Que la corruption règne en maître, oui juge un diplomate en poste dans la capitale de Transnistrie. Que la frontière soit une passoire, oui. Mais les canons, les chars d'assaut et les kalachnikovs produites en série ne sont plus d'actualité.» Et les experts de l'OSCE - l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe - basés à Chisinau en Moldavie, de lister les trafics actuels: «Des chargements entiers de ferraille, recyclés dans les usines sidérurgiques de Transnistrie, de la volaille, de l'alcool, des cigarettes, de la drogue en provenance d'Afghanistan...»

Le tout sous relative surveillance: «Depuis l'entrée en vigueur de la mission douanière de l'Union européenne, en 2005, l'acier qui sort de Transnistrie doit disposer de certificats moldaves, poursuit notre interlocuteur. Tout s'achète, tout se vend. Mais ce n'est plus la jungle meurtrière d'antan.»

Vrai? Faux? La réalité décrite, moins romanesque, explique peut-être aussi pourquoi le conflit de Transnistrie est désormais «gelé», sans autre importance capitale pour Moscou que de rester une épine plantée dans le flanc oriental de l'Europe, avec environ 1500 soldats déployés (chargés du maintien de la paix et de la garde des ex-entrepôts de munitions), et environ 100000 citoyens russes à qui des passeports ont été distribués.

L'enjeu du gaz

Une bonne partie de l'enjeu stratégique tourne d'ailleurs aujourd'hui autour de l'énergie et du gaz russe, principale composante de la dette de 2,3 milliards d'euros que l'enclave doit à Moscou. La centrale électrique de Niestrowska, en Transnistrie, approvisionne la Moldavie et la Roumanie, en profitant des prix d'amis de Gazprom. «Le territoire demeure toujours un trou noir pour la criminalité organisée de l'ex-URSS. Mais les affaires ont changé de nature», estime un ambassadeur européen. Selon lui, «les trafics d'armes dont on parle tant n'ont pas été repérés par l'Eubam. Pour nous, ils appartiennent au passé».

La perméabilité frontalière reste toutefois un danger. Déployés côté ukrainien, les experts douaniers de l'UE sont un verrou tout relatif. Les cargaisons de drogue afghane en route vers l'Europe de l'Ouest prennent fréquemment la route de Tiraspol, étape sur les lignes de bus régulières entre Odessa et Chisinau, qui se trouve à cinq heures de route de Bucarest, en Roumanie. Idem pour les faux médicaments en provenance d'Asie. «Il faut voir la Transnistrie comme le nœud d'un problème régional Russie-Ukraine-Moldavie-Caucase, complète un observateur militaire de l'OSCE. L'aimant de tous les trafics, c'est le port d'Odessa.»