Ford et General Motors sont accusés d'avoir servi «d'arsenal du nazisme»
HISTOIRE
Les historiens repassent à la loupe les liens troubles de plusieurs entreprises américaines avec le IIIe Reich. Certains faits, connus puis étouffés à la faveur de la guerre froide, refont surface grâce à la déclassification de nouveaux documents d'archives
«Ce qui est bon pour General Motors… était peut-être bon pour Hitler», titrait Frank Rich, le réputé éditorialiste du New York Times. Sa diatribe se faisait l'écho d'une enquête du Washington Post sur les liens ambigus entretenus par Ford et GM, les deux géants américains de l'automobile, avec le régime nazi. En soit, l'affaire n'est pas nouvelle. En 1974 déjà, le Congrès avait blanchi les deux compagnies après de longues auditions sur leurs relations avec le IIIe Reich. Mais comme pour l'affaire des fonds en déshérence, la déclassification de nouveaux documents d'archives, le regain d'intérêt des historiens sans parler de l'appétit vorace de certains avocats outre-Atlantique éclairent d'un jour nouveau le rôle trouble joué par certaines entreprises américaines durant la guerre.
«General Motors a été de loin plus important pour la machine de guerre allemande que la Suisse», déclare l'historien Bernard Snell, auteur d'un livre à paraître sur l'histoire du numéro un mondial de l'automobile. Snell va jusqu'à affirmer que sans les tanks, les camions et les avions produits sur les chaînes de montage allemandes de Ford et GM, jamais Hitler n'aurait pu envahir la Pologne et lancer ses campagnes russes. A côté, l'or acheté par la Suisse à la Reichsbank n'aurait été que bagatelle. Des documents récemment déclassifiés, en Allemagne et aux Etats-Unis, corroborent la thèse de Snell.
Curieusement pourtant, et dans la lignée de l'affaire des fonds juifs, un grand nombre d'informations rapportées aujourd'hui sur les activités de GM et Ford pendant la guerre étaient connues et bien documentées par les autorités américaines dès la fin de la guerre. En septembre 1945, un enquêteur de l'armée, Henry Schneider, notait dans un rapport que les usines allemandes de Ford avaient servi d'«arsenal du nazisme» et, plus grave, de pourvoyeur de matériaux bruts d'importance stratégique. Les historiens font aussi remarquer que Ford et GM ont rapidement adapté leurs chaînes de montage allemandes pour la construction de tanks et autres véhicules militaires, alors qu'ils ont longtemps rechigné à participer à l'effort de guerre américain, malgré les appels pressants du Département de la défense.
Ford et GM rejettent en bloc les accusations prétendant qu'ils n'avaient pas la mainmise sur leurs filiales allemandes, placées dès 1940 sous contrôle allemand. Des affirmations mises en doute par les historiens qui affirment avoir les preuves que les décisions stratégiques se prenaient bien à Detroit, siège des deux compagnies. S'enfermant dans leur logique du démenti, les deux constructeurs refusent aussi l'accès à leurs archives. Ils pourraient cependant rapidement être amenés à se faire plus loquaces. Ford est en effet sous le coup d'une plainte déposée en mars dernier, sans grand battage médiatique, par les avocats Melvin Weiss et Michael Hausfeld, deux connaissances de la Suisse, puisqu'ils sont les auteurs d'une des trois plaintes en nom collectif contre les banques helvétiques. Une plainte identique contre GM est imminente, confirmé Paul Gallagher, un avocat du cabinet Hausfeld. Motif des actions en justice: le travail forcé exécuté par des prisonniers de guerre et des déportés de toute l'Europe dans les succursales allemandes des deux géants de Detroit.
Longtemps focalisée sur les fonds en déshérence et sur les œuvres d'art volées aux juifs, la presse américaine commence timidement à s'intéresser aussi à l'histoire des institutions financières et des entreprises américaines. Dans sa dernière édition, Newsweek affirme document à l'appui que Ford et GM ne seraient que la pointe de l'iceberg: 300 compagnies américaines auraient continué à commercer avec le Reich bien après 1939.
Ce coup de projecteur sur les zones d'ombre américaines pendant la guerre laisse le Département d'Etat de marbre. «Nous ne faisons pas de commentaire sur une affaire pendante au tribunal», commente laconiquement Steve Dubrow, un porte-parole au Département d'Etat et refuse tout parallèle avec les banques suisses, «car les parties avaient alors demandé la médiation du Département». Quant aux membres de la commission présidentielle, récemment nommés par Bill Clinton pour superviser toutes les enquêtes relatives à la spoliation des biens juifs aux Etats-Unis, aucun n'était disponible pour répondre aux questions du Temps. Comme pour les fonds juifs, le développement de l'affaire GM et Ford pourrait en définitive dépendre de la pression médiatique. Frank Rich a pris son parti: «Nous devons (faire la lumière), mais le ferons-nous? Car il était sans doute plus aisé de crier au scandale moral contre des banquiers de Zurich, que contre des compagnies très américaines comme Buick à Detroit.»