Longtemps, l’on a parlé de «nébuleuse». Comme pour cacher une plaie: «Il y avait, de la part du gouvernement comme des municipalités, un refus de voir que ces djihadistes étaient souvent liés entre eux, qu’ils avaient suivi des parcours presque identiques, que la France des années 80-90 les avaient enfanté» juge un diplomate, familier des questions de terrorisme. Les avertissements de sociologues, comme Farhad Khosrokhavar, étaient entendus, mais sans effets. «Je n’ai cessé de répéter que ces délinquants devenus terroristes souffrent d’une victimisation chronique. Ils ont en eux une rage alimentée par ce qu’ils estiment être, à tort ou à raison, leur exclusion du système» expliquait ce dernier en décembre, à la Maison des sciences de l’Homme à Paris. Puis est venue l’année sanglante 2015. «On s’est soudainement aperçus, en croisant les noms, les fichiers et les itinéraires, que le noyau dur de ces djihadistes est composé de criminels endurcis qui ont échappé d’une manière ou d’une autre à la justice» s’énervait, au lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo, le criminologue Xavier Raufer. D’où son mot pour désigner les frères Kouachi, Amedy Coulibaly ou les auteurs des tueries du Bataclan et des terrasses du 13 novembre: le «gangsterrorisme».

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Longtemps, le flou sur les liens entre tueurs a aussi été entretenu. L’idée qu’en France, des condamnés en liberté conditionnelle, parfois astreints au port du bracelet électronique, puissent ne pas se rendre aux contrôles, se retrouver, échanger des informations en vue de préparer des attentats, voire visiter des «gourous» connus comme des chantres de la lutte islamique armée, était juste impensable. Grossière erreur. La République n’a pas seulement engendré des milliers de jeunes fanatiques musulmans. Elle ne dispose toujours pas des structures adéquates pour les surveiller, comme le prouve le rôle joué par Djamel Beghal, ce Franco-algérien condamné en 2005 à dix ans de réclusion pour terrorisme, déchu de sa nationalité française, de nouveau condamné en 2010, mais toujours détenu aujourd’hui en Bretagne, car la Cour européenne des droits de l’homme s’est opposé à son expulsion vers l’Algérie. «Le cas Beghal, c’est le manuel parfait de la radicalisation. En prison, en 2005, ce combattant islamiste proclamé rencontre les délinquants Coulibaly et Chérif Kouachi poursuit le diplomate proche des «services». En 2010, alors qu’il est en résidence surveillée, il les reçoit en Auvergne. Au début, les uns comme les autres sont juste des paumés violents. Ensuite, ils se considèrent comme des combattants d’une révolution».

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D’un stade à l’autre. D’un conflit à l’autre aussi: «Tant que les islamistes projetaient des attentats contre le régime militaire d’Alger, cela inquiétait peu. D’autant que celui-ci a fini par l’emporter» explique un ex policier des Renseignements généraux. Or l’incendie que les islamistes algériens avaient commencé à allumer dans les années 90 ne s’est pas éteint. Il s’est au contraire attisé dans l’indifférence coupable de la majorité musulmane. L’historien Benjamin Stora y revient dans «Les mémoires dangereuses» (Ed. Albin Michel): «Il a fallu attendre le choc gigantesque de janvier 2015 pour que ceux qui appartiennent à la tradition, à la culture musulmane, se disent on est français. Tous. Même s’ils ont dit on n’est pas tous Charlie». Trop tard. Le mauvais suivi éducatif, l’absence de répression crédible, la déficience dans le croisement des renseignements, l’absence de structures pour les «radicalisés» fichés, et la tolérance trop grande vis-à-vis de l’opacité de certains lieux de culte musulman avaient ouvert une brèche qu’il sera difficile de refermer.

Le cas de la mosquée parisienne Adda’wa des Buttes Chaumont, théatre depuis des années de violentes luttes intestines entre associations de fidèles autour de son ex imam algérien Larbi Keichat, est emblématique. Rien ne dit que Chérif Kouachi – qui la fréquenta au début des années 2000 lorsque plusieurs jeunes proches de ce centre islamique partirent faire le Djihad en Irak – envisageait à l’époque de tuer en masse. Mais une chose est sûre: personne, sauf la police qui l’a ensuite interpellé pour divers trafics, ne s’est alors penché sur son cas pour tenter de tisser sa toile familiale, etc...Les bonnes relations entre l’imam Keichat et le Ministère de l’intérieur décourageaient ceux qui voulaient s’intéresser de trop prés à la mosquée. «La justice, en France, n’a pas su et ne sait toujours pas sanctionner la dérive islamiste radicale» poursuit notre interlocuteur. «On continue d’arrêter ces types pour petits trafics de drogue – donc à les relâcher aussitôt – alors qu’il faudrait très vite les interpeller pour le délit d’incitation à la haine religieuse» poursuit un ancien policier. L’ancien juge antiterroriste Marc Trevidic avait insisté sur ce point devant la commission d’enquête parlementaire sur les filières djihadistes: «Il existe des critères objectifs de dangerosité que l’on a trop souvent minorés»

L’autre versant de cette faillite française est la naissance, dans les quartiers défavorisés, d’un islam djihadiste à destination des jeunes de 15-20 ans. Loin des parents et des imams traditionnels. Lesquels se sont retrouvés soit dépassés, soit peu désireux de s’en mêler parce que violemment tenus à l’écart. Entendu par les parlementaires, Farhad Kosrokhavar l’a expliqué: «Qu’on le veuille ou non, l’islam dans sa version djihadiste est devenu la religion des opprimés. Tous ceux qui ont des reproches à faire à la société y trouvent leur sel». Des rivalités entre imams ont surgi. Les trafics et les circuits financiers opaques se sont greffés dessus. Non loin du quartier du Bataclan, à Paris, les riverains affirment que plusieurs librairies salafistes accueillent trop peu de clients pour tenir. Elles servent en revanche de lieux de rendez-vous à des prêcheurs jusque-là inconnus dans ces parages. Une toile s’est tissée, dans laquelle des éléments criminels ont fini par se glisser. «Le discours gouvernemental sur l’islam de France a figé le débat, explique enfin un membre du Conseil français du culte musulman. Les pouvoirs publics n’ont pas compris que nous étions dépassés par les fanatiques. Et jusqu’aux attentats, nous n’osions pas l’admettre».