Son dernier livre, « La France périphérique » (Ed. Flammarion) est très vite devenu une référence. Les médias français se l’arrachent. Selon leurs territoires, les élus y voient, soit une révélation, soit une attaque en règle. Pour Le Temps, le géographe Christophe Guilluy explique pourquoi les mutations de la société française ont complètement échappé aux responsables politiques, et pourquoi d’autres exemples, comme la Suisse avec ses référendums, mériteraient d’être imités.
Le Temps: Vous jetez un pavé dans la mare : la France qui perd, dites vous, n’est celle qu’on croit. La problématique des banlieues, ou des zones désindustrialisées, n’est plus pertinente...
Christophe Guilluy: Je suis un géographe qui a quitté l’université pour devenir consultant dans le secteur privé. Je vis dans l’économie réelle. Je ne crois au déterminisme territorial selon lequel la ruralité est synonyme de pauvreté, ou la banlieue synonyme de violence et d’exclusion. Je regarde les chiffres. J’interroge les gens. Je parle avec les employés, les chômeurs, les entrepreneurs, les élus locaux...Or mon constat économique est double : 1) La France qui perd n’est pas celle des zones soi-disant « exclues » ou « sinistrées », arrosées depuis des décennies de subventions. 2) Le problème principal n’est pas celui posé par les îlots de grande pauvreté, mais par des territoires de plus en plus nombreux en situation de grande fragilité. Et quelle est cette France en danger ? Celle de la périphérie, celle des villes petites et moyennes situées à l’écart des grandes métropoles mondialisées et compétitives intégrées, elles - avec leurs banlieues - dans l’économie globale. La réalité que je décris recoupe les cartes électorales, la fulgurante progression du Front National, la géographie de l’abstention, le rejet de l’Europe...Ce mal Français n’a pas été correctement diagnostiqué par les pouvoirs politiques successifs. Pire : il est ignoré, voire nié.
– Vous réfutez, en somme, les lignes de fracture traditionnelles : grandes villes et banlieues, métropoles et terroirs ruraux, zones industrialisées et zones désindustrialisées...
– Je distingue deux France : celle où l’on continue, même dans le contexte actuel de crise, à créer de la richesse. Celle où l’ascenseur social, même sur fond de violence latente entre communautés, continue de fonctionner. Et celle qui a lâché prise, parce qu’elle ne crée plus de richesse, parce que les PME des années soixante-dix ont disparu, parce que les centre-ville commerçants ont laissé place à des déserts urbains, parce que la bourgeoisie provinciale est paupérisée. C’est la France des plans sociaux : celle de Vierzon, de la Bretagne intérieure, des zones désindustrialisées du nord-est, de la région de Béziers. La population de ces villes moyennes, assez souvent distantes de plus de 200 kilomètres des grandes métropoles, non reliées au réseau TGV si symbolique de la France qui marche, vit dans un sentiment d’abandon, tout comme la population rurale aux alentours. On pleure sur le sort des banlieues difficiles mais elles sont accrochées à des métropoles qui cartonnent ! Il y a toutes les gammes d’emploi en banlieue : du très qualifié au sous-qualifié . Il y a des opportunités. Il y a surtout plein de décideurs, politiques ou économiques, tous métro-centrés. Que reste-t-il pour les autres territoires qui n’ont pas, comme la Cote d’Azur, le littoral breton ou les contreforts alpins, un gros potentiel touristique ? Rien ou presque.
– Vous passez bien vite sur le rôle des régions, sur les investissements de collectivités locales, sur les subventions en tout genre accordées justement, pour remettre ces territoires à niveau...
– Vous mettez le doigt sur une autre réalité si française : la logique de guichet dans laquelle tous les élus et responsables politiques se trouvent. On ne finance pas des projets dictés par la réalité, mais des projets qui collent à une certaine grille de lecture sociétale. Chaque formation politique, en France, a son électorat et le soigne à coups de subventions. L’UMP, tout comme le PS, ont un électoral de notables plutot vieillissants, avec dans le cas de l’UMP beaucoup plus de retraités, et dans celui de la gauche une écrasante majorité de fonctionnaires. Regardez en revanche les analyses des votes abstentionnistes et Front National : beaucoup de jeunes, de demandeurs d’emploi, beaucoup d’actifs aussi, beaucoup de gens en recherche d’une meilleure intégration qui ne vient pas ! Cette partie de la population française ne s’estime pas intégrée à la mondialisation. La carte économique dicte la carte politique. Mais les grands partis français traditionnels, prisonniers de leurs électorats captifs, ferment les yeux.
– Votre constat ne signe-t-il pas l’échec de la décentralisation à la Française ?
– Absolument, car cette décentralisation n’en a jamais été une. On est passé d’un jacobinisme centralisé à un jacobinisme régionalisé, où les décisions se prennent toujours au sommet en fonction d’impératifs politiques, jamais pour répondre à des exigences locales. Cette décentralisation a aussi ignoré l’autre fracture qui divise la France d’aujourd’hui : celle de la mobilité. La France qui bouge est celle qui marche. C’est celle des cadres qui prennent le TGV, celle des navetteurs. L’autre, la France de la périphérie, fait du surplace. L’économie des métropoles marche sans eux. La sédentarisation est le piège. Les élus n’arrêtent pas de dire à leurs administrés qu’il faut bouger ? Mais bouger ne sert à rien quand il n’y a pas de bassin d’emploi à deux cent kilomètres à la ronde.
– On se souvient avoir souvent entendu parler de « Paris face au désert Français ». En même temps, les terroirs ruraux peuvent être très attractifs et dynamiques. Votre France périphérique est-elle vraiment une nouveauté ?
– La France dont je parle n’est pas celle des terroirs à haute valeur ajoutée, comme la Bourgogne ou le bordelais ! Et elle n’est pas du tout un désert démographique, au contraire ! C’est une France qui vit à l’écart des pôles universitaires, des grands axes autoroutiers, ou encore une fois du TGV. C’est une France ignorée car elle est sous représentée électoralement, et que plus personne n’ose recourir au référendum. Je pense que les votations populaires, surtout celles qui accouchent de résultats compliqués à gérer comme le 9 février en Suisse sur l’immigration de masse, sont une chance pour ce type de territoires. Cette France souhaite donner son avis. Elle souffre d’un déni économique, politique, culturel. D’Où la violence ambiante.