Alors que le 18e Sommet de la francophonie se tient justement à Djerba, en Tunisie, ces 19 et 20 novembre, force est de constater qu’aujourd’hui encore, six décennies après les indépendances, les grandes villes tunisiennes, marocaines et algériennes restent de ces rares endroits dans le monde où l’on peut commencer une conversation en parlant français sans nécessairement demander à son interlocuteur s’il est francophone lui aussi. Tout le monde n’y parle pas couramment la langue de Molière et de Tahar Ben Jelloun, mais presque tout le monde la comprend, au moins un peu. Certains locaux des classes les plus aisées parlent même entre eux un français sans accent. D’autres utilisent un mélange d’arabe mâtiné de mots français, que l’on peut entendre à la radio. Les devantures des commerces et des administrations sont souvent écrites dans les deux idiomes, voire uniquement en français pour les boutiques les plus chics. Mais depuis quelque temps, dans ces anciens protectorats et colonies de la région, cette langue perd de son influence.
L’école algérienne se met à l’anglais
Dernière défaite francophone en date, «le coup de grâce», selon Ryadh Ghessil: le président algérien, Abdelmadjid Tebboune, a imposé l’enseignement de l’anglais dès le primaire au côté du français. «Pour que l’Algérie accède à l’universalité», cette «langue internationale» (contrairement au français faut-il comprendre) sera traitée à égalité avec la langue du colonisateur, qui «est un butin de guerre», a affirmé le président reprenant une figure de style de l’écrivain Kateb Yacine. La visite tout en séduction d’Emmanuel Macron (surtout pour des histoires de gaz) n’aura rien changé à cette mesure annoncée dans l’urgence au début de l’été. Le pouvoir algérien a enfoncé le clou en imposant au chef de l’Etat français un pupitre sur lequel on pouvait lire «Presidency of the Republic» au lieu de «Présidence de la République».
Cette arrivée précipitée de l’anglais au primaire a été saluée par les détracteurs de l’emprise francophone. En Algérie, qui ne fait pas partie de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), le statut du français, longtemps langue de la science et des affaires, est au cœur de multiples polémiques. Conservateurs et laïcs se livrent une bataille acharnée autour de sa place dans l’enseignement. Dans une série de tribunes de journalistes africains publiées par le site de la BBC, Maher Mezahi décrit cette initiative de l’Algérie comme «une réelle volonté de s’éloigner de l’influence politique, économique et culturelle de la France» partagée par les classes populaires et politiques. Ryadh Ghessil abonde dans le même sens: «Avec la montée des islamistes, il y a un retour de ce cliché qui voudrait que le français reste la langue du colonisateur. L’anglais par contre est vécu comme neutre. C’est un argument plus porteur ici qu’ailleurs dans le Maghreb, du fait de la violence de la colonisation et de la décolonisation en Algérie. Je pense qu’une écrasante majorité des Algériens préféreraient apprendre l’anglais que le français.»
Maher Mezahi illustre cette tendance dans sa tribune: «Culturellement, les Algériens sont aujourd’hui beaucoup plus attirés par les feuilletons turcs ou les services de streaming américains tels que Netflix que par les programmes télévisés français traditionnels», écrit-il. «Je peux personnellement témoigner de l’enthousiasme des jeunes Algériens à apprendre l’anglais. Chaque fois que j’ai travaillé dans une start-up informatique ou dans la production vidéo, nous parlions presque exclusivement en anglais.»
Ryadh Ghessil nous raconte ce qu’il en a été au fil des décennies: «La perte d’influence du français s’est d’abord faite au bénéfice de l’arabe classique. Maintenant, il y a cette stratégie politique pour imposer l’anglais à l’école et dans les universités, y compris dans les domaines comme la médecine ou la pharmacie qui sont encore enseignés en français.» Il y voit une volonté de mettre la pression sur la France dans les relations bilatérales mais aussi, comme partout en Afrique, une conséquence de la perte d’influence de Paris au bénéfice de Moscou, Pékin, Washington ou Londres. L’anglais permettrait ainsi aux étudiants algériens d’aller poursuivre leur formation ailleurs qu’en France, alors qu’aujourd’hui une écrasante majorité d’entre eux n’ont pas d’autre choix que l’Hexagone quand il s’agit de sortir du pays. «C’est très clairement l’objectif stratégique derrière les décisions de ces derniers mois, nous affirme-t-il. Dans les départements de français comme le mien, on est très inquiets de l’avenir de nos étudiants.»
Une élite marocaine agressée
Au Maroc, l’évolution est peut-être moins marquée politiquement. Mais elle est là tout de même. Hicham Sebti est directeur de l’Euromed Business School et chercheur associé à l’Université Euro-Méditerranéenne de Fès. Il a mis en place, avec sa collègue Hafsa El Bekri, enseignante-chercheure en économie internationale, un focus group quand ils ont constaté à quel point leurs étudiants parlaient anglais entre eux – un fait particulièrement étonnant dans leur institution, francophone et tournée vers l’Europe. Ils concluent à l’existence de trois raisons à ce virage vers l’anglais.
Premièrement, au Maroc, avec une diplomatie qui cherche très explicitement à diversifier ses alliances, on cherche à s’ouvrir à d’autres horizons, anglo-saxons, atlantistes, particulièrement depuis le Brexit, mais aussi asiatiques ou africains. L’anglais est donc vu comme plus universel. Deuxièmement, la langue de Shakespeare est perçue comme plus facile et plus accessible pour la génération internet, alors que l’enseignement public ne livre plus une formation suffisante pour être à l’aise en français, ce qui peut être stigmatisant pour les élèves issus des couches populaires qui maîtrisent mal la langue de Molière.
Troisièmement s’ajoutent à ces «calculs coûts-bénéfices finalement très fonctionnels», des traces de désamour tout de même plus politiques. Nos deux universitaires constatent des vexations face à la droitisation des discours en France, aux restrictions sur les visas, y compris pour des élites traditionnellement francophiles qui envoyaient leurs enfants étudier à Paris et qui, en réaction, envisagent plus volontiers de les mener à Londres, Boston ou Montréal. «Les périodes de tensions se succèdent, affirme Hicham Sebti. On voit apparaître des lois qui provoquent un désamour même chez l’élite, avec cette montée du sentiment anti-musulmans en France. Les gens suivent les chaînes françaises, petit-déjeunent parfois devant BFMTV, et ces discours-là, ils les reçoivent avec un sentiment d’agression.»
Hafsa El Bekri explique cependant que «ce désamour a toujours existé dans l’école publique marocaine, où ceux qui parlaient mal le français ne prenaient pas la parole et se réfugiaient dans l’arabe, ce qui était favorisé par l’idéologie du panarabisme.» Ils mettaient en avant «la langue du Coran, la langue de la nation». Elle remarque cependant un changement: «Là, ce qui est frappant, c’est que l’on se tourne vers l’anglais, quitte à le parler moyennement. Il est parlé moyennement par tout le monde alors que le français était connoté par classe. C’est donc moins stigmatisant.»
Une stagnation en 2050
Pour ce qui est des estimations chiffrées, tous les quatre ans, l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone (ODSEF) de l’Université Laval au Québec fait le bilan pour l’OIF. Et cette année, il a constaté une augmentation de 7% du nombre de francophones dans le monde, qui atteindrait les 321 millions. Mais cette augmentation a principalement eu lieu dans certains pays d’Afrique subsaharienne comme la Côte d’Ivoire, où l’on peut en arriver à se dire de langue maternelle française. Le français devient le lien commun quand il n’y a pas de langue nationale unique. Un français spécifiquement ivoirien se développe même, comme cela a pu être le cas pour le français québécois, selon le directeur de l’ODSEF, Richard Marcoux.
Celui qui est par ailleurs coauteur d’un travail de projection sur l’évolution de la francophonie jusqu’en 2070 reconnaît cependant que ces chiffres sont peut-être faussement rassurants: «Même s’il y a une augmentation du nombre de francophones à l’échelle de la planète, on peut voir venir une stagnation voire une régression dans certaines régions. On commence à le constater dans les pays du Maghreb et les projections le confirment à l’horizon de 2050. Je ne pense cependant pas que l’anglais prendra le dessus, notamment à cause de la force de la diaspora de ces pays en France et ailleurs dans l’espace francophone. Les échanges continueront à se faire fortement, notamment via la télévision, les réseaux sociaux, l’industrie culturelle dont celle de l’humour.» Un exemple souvent cité: des millions de personnes d’origine maghrébine vivent en France dans un environnement mixte, fait d’échanges et de voyages entre les deux pays.
Toujours est-il que face à son propre constat, Ryadh Ghessil s’inquiète et s’interroge: «Je suis intrigué par le manque de réaction de la France, nous dit-il. Elle ne fait rien pour la francophonie. Si Paris perd son influence en Algérie, elle la perdra dans toute l’Afrique, c’est un château de cartes.» Et pour lui, la perte de l’influence française ces dernières années sur des dossiers comme la présence militaire au Mali, l’alignement face à la Russie ou le gaz n’est pas sans lien. Moins la France est influente, moins le français est nécessaire. Et inversement. «Ce sont des processus qui s’alimentent les uns les autres, estime Hicham Sebti. Plus on ouvre les yeux pour regarder ailleurs, plus on se dit que l’investissement dans le français ne vaut pas la peine, et plus on entend que la France est en déclin, plus on va regarder ailleurs.»