Si la nomination de son secrétaire d’Etat Antony Blinken a finalement été confirmée lundi, le futur président américain Joe Biden, qui occupera le Bureau ovale à partir du 20 janvier, suscite de vives attentes ailleurs aussi. A Genève, les quatre années de l’administration Trump marquées par un retour de l’unilatéralisme, ont été un traumatisme pour l’un des écosystèmes multilatéraux les plus développés de la planète. Car c’est un fait. Qu’on y soit favorable ou non, l’Amérique exerce une influence politique et financière considérable sur la Genève internationale.

Le retour américain

La guérilla menée par Trump contre le Conseil des droits de l’homme (CDH) débouchera sur la décision radicale de quitter l’institution en juin 2018. En juillet de cette année, en pleine pandémie de Covid-19, l’annonce du retrait américain de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), «trop sino-centrique», selon Trump, a fait l’effet d’une bombe. Enfin, les efforts fournis par Washington pour bloquer l’organe d’appel de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et plus récemment la nomination de la Nigériane Ngozi Okonjo-Iweala au poste de directrice générale de l’organisation ont porté un coup presque fatal à l’organisation.

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«L’arrivée prochaine de Joe Biden à la Maison-Blanche est une très bonne nouvelle pour Genève, souligne un diplomate basé à Genève. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que New York en profitera autant, le Conseil de sécurité risquant d’être englué dans les blocages provoqués par la rivalité sino-américaine.» Là où les Etats-Unis sont très attendus, c’est à l’OMS, qui est devenue le centre de gravité de la rivalité entre Pékin et Washington. Or sans les Etats-Unis, l’agence onusienne serait fortement affaiblie. Joe Biden l’a précisé à plusieurs reprises. Le premier jour de sa présidence, son pays réintégrera l’OMS.

Suerie Moon, codirectrice du Global Health Centre à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), illustre la problématique: «Un groupe de pays (France, Allemagne, Finlande, Irlande et Royaume-Uni) a déjà pris les devants pour combler le trou budgétaire qu’aurait causé un départ des Américains. Les Etats-Unis contribuaient à hauteur d’environ 900 millions pour les deux dernières années. Mais le groupe de pays n’aurait réussi qu’à compenser la moitié. Cela montre l’importance du financement américain de l’OMS.»

En termes de réforme, la menace qu’a un instant fait planer l’administration Trump de créer une OMS parallèle pour gérer uniquement les pandémies n’est plus qu’un mauvais souvenir. Et, rappelle un diplomate à Genève, «l’OMS n’est pas sino-centrique. Washington a une influence bien plus grande sur l’organisation que Pékin.»

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Partage d’informations

Au sujet des réformes de l’institution jugées nécessaires, le dernier sommet du G7 y a en partie répondu. Entre Européens et Américains, on partage la même vision: introduction d’une gradation de l’alerte en cas de pandémie (vert, orange, rouge), introduction d’une sorte d’examen des Etats membres par les pairs (à l’image de l’examen périodique universel du CDH). Suerie Moon se demande si l’administration Biden sera prête à conclure un accord pour que les Etats membres de l’OMS partagent plus largement et rapidement leurs informations liées à une pandémie, à assouplir leur souveraineté en la matière. Ce serait tout le sens d’un renforcement du Règlement sanitaire international et donc de l’autonomie de l’OMS.

«Historiquement, les Etats-Unis ne sont pas très ouverts à la perspective d’accueillir sur leur sol une équipe d’enquêteurs», analyse Suerie Moon. Mais, ajoute-t-elle, «si Européens et Américains décident d’augmenter leurs contributions obligatoires à l’OMS, cela pourrait avoir un impact positif sur cette dernière».

Il reste que les années Trump ont laissé des traces. «Les Américains auront besoin de temps pour remonter la pente. Est-ce qu’ils récupéreront toute leur influence à l’OMS? Ce n’est pas sûr», poursuit un diplomate. Le premier test grandeur nature sera l’élection du directeur général de l’organisation en mai 2021. S’il est candidat à sa réélection, l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus pourrait se trouver entre le marteau et l’enclume.

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Là où Joe Biden est aussi très attendu, c’est au Conseil des droits de l’homme. Il a promis de réintégrer l’institution jugée «anti-israélienne» par Donald Trump et de contribuer à la réformer. En participant à la session de février, les Etats-Unis redeviendront un Etat observateur. Washington pourrait faire acte de candidature pour l’élection d’octobre 2021. Mais deux Etats occidentaux sont déjà en lice pour deux places…

Choix de l’ambassadeur

Avec la nomination de son secrétaire d’Etat Antony Blinken et celle, à venir, d'un nouvel ambassadeur américain auprès de l’ONU à Genève, la politique du nouveau président sera davantage visible. «Ces deux choix seront déterminants», relève Stephanie Hofmann. Mais la responsable du Département de relations internationales et de science politique à l’IHEID met en garde: «Il faut rester patient. Tout ne va pas changer aussi rapidement qu’on le souhaite. Le Département d’Etat a été vidé de sa substance (par Trump). Il faudra aller chercher de nombreux experts du multilatéralisme.»

L’administration Obama avait adhéré immédiatement au CDH, mettant fin au boycott de l’institution par le président Bush fils. Elle avait nommé à deux reprises un ambassadeur exclusivement pour le CDH. Joe Biden pourrait en faire de même. Mais si la majorité du Sénat reste républicaine, la confirmation d’un tel ambassadeur pourrait s’avérer très ardue.

Directeur exécutif de Human Rights Watch, Kenneth Roth avertit: «Par rapport à l’administration Trump, ce sera un grand changement. Mais Joe Biden ne pourra pas se contenter de revenir quatre ans en arrière à l’époque d’Obama. Il devra aller plus loin pour réparer les dommages causés par Trump, embrasser davantage les principes des droits humains et aller au-delà des seuls droits civils et politiques, en promouvant par exemple le droit à la santé.»

Ted Piccone, responsable de l’engagement au World Justice Project, avait présenté en 2017 un rapport au Congrès sur les réformes nécessaires du CDH. Il le reconnaît: «Le CDH, c’est toujours un sujet compliqué à Washington. On n’aime pas le mode d’élection de ses membres.» Si, en octobre, l’Arabie saoudite a échoué, la Russie et la Chine ont été élues, malgré un sombre bilan en matière de droits humains. «L’équipe Biden, poursuit Ted Piccone, va sans doute vouloir défier l’interprétation chinoise du droit international au CDH et la volonté de Pékin de ne souffrir d’aucune interférence dans ses affaires intérieures.» Osera-t-elle aussi défier Riyad le cas échéant?

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«On connaît Joe Biden»

A l’OMC, en mode de crise depuis le début de la présidence Trump, les experts pensent que Joe Biden se ralliera au consensus autour de la candidate nigériane Ngozi Okonjo-Iweala au poste de directrice générale. Quant au blocage de l’organe d’appel de l’OMC, l’administration démocrate devrait le lever. Mais elle restera sceptique, elle aussi quant à la capacité de l’organe à «créer de la jurisprudence». Que ce soient les Européens, les Chinois ou les Américains, tous semblent s’accorder pour dire que des réformes sont indispensables.

«Joe Biden, qui a longtemps siégé à la Commission des affaires étrangères du Sénat, est connu des Européens. On sait qu’il est acquis au multilatéralisme», conclut Stephanie Hofmann. A Genève, d’autres institutions n’ont pas à se poser trop de questions. Elles n’ont pas souffert des années Trump: le HCR, le CICR et l’OIM de même que le CERN. Pour elles, rien ne changera.