A Genève, l’Amérique est rattrapée par ses problèmes raciaux
Racisme
La mort de George Floyd résonne jusque dans le Palais des Nations. Mercredi, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a abordé la persistance du racisme, en particulier à l’encontre des Afro-Américains et des personnes de descendance africaine. Il devrait adopter une résolution ce jeudi

Les Etats-Unis ont beau avoir claqué la porte du Conseil des droits de l’homme en juin 2018, ils ont été mercredi le centre de l’attention du CDH. A leur corps défendant. A la demande du groupe des Etats africains, l’organe onusien a consacré un débat urgent au racisme. Déclencheur de cette initiative: la mort, le 25 mai dernier, de l’Afro-Américain George Floyd, 46 ans, asphyxié par un policier blanc qui a maintenu son genou durant 8 minutes et 46 secondes sur le cou de la victime. Cette mort tragique a provoqué un mouvement de protestation à travers tous les Etats-Unis et s’est étendu au monde entier, notamment à Genève où 10 000 personnes ont défilé dans les rues au nom de «Black Lives Matter».
Témoignage du frère de George Floyd
Au Palais des Nations à Genève, les ambassadeurs présents, masqués pour la plupart, ont pu entendre par vidéo la poignante allocution de Philonise Floyd, qui a témoigné de l’épreuve qu’a subie sa famille en voyant la vidéo des derniers moments de vie de son frère, «torturé et tué par quatre policiers». «Il appelait notre maman qui était déjà morte», a-t-il déclaré, ému. Philonise Floyd a demandé l’aide des Nations unies et la création d’une commission d’enquête indépendante sur les violences policières contre les Noirs. Cet appel rappelle, comme le relève le média PassBlue, l’intervention du leader des droits civiques Malcolm X, le 3 avril 1964 qui exhortait à internationaliser la lutte des droits civiques et à la porter devant l’ONU.
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Dans la même dynamique, la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les formes contemporaines de racisme, E. Tendayi Achiume, n’a pas mâché ses mots: «Pour les Afro-Américains, le système judiciaire a complètement échoué à prendre la mesure des injustices raciales et des discriminations fortement ancrées dans les pratiques policières.» Pour elle, une commission d’enquête s’impose. Haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’homme, Michelle Bachelet est restée très prudente dans son discours, évitant de condamner directement l’administration Trump. Elle a pris un chemin indirect, citant le général Mark Milley.
Dans un geste qui en a surpris plus d’un, le chef de l’état-major des armées américaines s’est excusé d’avoir été présent lors de l’opération de communication orchestrée par Donald Trump à l’église Saint-John à proximité de la Maison-Blanche après que la police eut chassé des manifestants pacifiques. La Chilienne a cité le général en ces termes: «La mort de George Floyd a amplifié la douleur, la frustration et la peur que beaucoup de nos concitoyens éprouvent jour et nuit. Les manifestations qui se sont ensuivies répondent non seulement à ce meurtre, mais aussi à des siècles d’injustice envers les Afro-Américains.» En restant très générale, elle a évoqué les effets encore visibles de l’esclavagisme et du colonialisme, recommandé la nécessité de présenter des excuses pour ces heures noires de l’humanité, voire d’envisager des réparations.
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Prudence occidentale
Du côté des pays occidentaux, la prudence était aussi de rigueur. Directeur du bureau genevois de Human Rights Watch, John Fisher s’en offusque: «De nombreuses délégations occidentales ont appelé à l’adoption d’une résolution générique qui aborderait le racisme de façon globale, sans se pencher spécifiquement sur les Etats-Unis. […] Pour nous, cette manière honteuse de procéder équivaut à répondre à l’appel du groupe africain que «la vie de tous les Noirs compte» par le cri de ralliement poussé par l’extrême droite selon laquelle «toute vie compte.»
Dans les coulisses du CDH, les négociations étaient encore âpres mercredi pour déboucher sur un projet de résolution échafaudé par le groupe africain qui soit acceptable pour que les 47 Etats membres l’adoptent par consensus. Nombre d’Etats occidentaux se sont dressés sur leurs pattes arrière à la lecture du premier projet de résolution, qui demandait la création d’une commission d’enquête internationale, un instrument souvent utilisé pour enquêter sur de graves crimes comme ceux commis en Syrie. La nouvelle version, susceptible encore d’être modifiée d’ici à son adoption jeudi, est plus modeste. Elle se contente de demander à Michelle Bachelet «d’établir les faits et les circonstances relatifs au racisme systémique, aux violations présumées du droit international en matière de droits humains et les mauvais traitements contre les Africains et les personnes d’origine africaine».
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Réaction américaine
Du côté des Etats-Unis, on vit mal ce moment «américain» du CDH. L’ambassadeur auprès de l’ONU à Genève, Andrew Bremberg, reconnaît que les Etats-Unis ne doivent pas être exempts de tout examen du CDH, qu’ils admettent la persistance de discriminations dans la société américaine, et qu’ils en débattent «en toute transparence». Le diplomate déplore toutefois que son pays soit cloué au pilori alors que d’autres «sont accusés d’entretenir des camps de concentration contre une minorité ethnique et de mener une politique de discrimination raciale systématique contre des Africains durant la crise du Covid-19». Allusion à la Chine, bien sûr, et à la manière dont elle oppresse la minorité ouïgoure du Xinjiang sans pourtant devoir rendre des comptes au CDH.
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En fonction de la résolution adoptée jeudi, cet épisode pourrait renforcer l’administration Trump dans son refus de jouer un quelconque rôle dans une institution jugée moralement corrompue et incapable de faire son travail. Il faudra sans doute attendre l’avènement d’une nouvelle administration pour un éventuel retour américain.