Dans la capitale arménienne on se souvient du 24 avril comme d’une journée toujours grise et froide, comme si la météo se mettait au diapason avec le souvenir des massacres dont a été victime ce petit peuple dans l’Empire ottoman. Il y a cent un ans, plus de 200 intellectuels arméniens ont été arrêtés à cette date lors d’une rafle sans précédent à Istanbul. La plupart d’entre eux seront ensuite assassinés. Depuis, le 24 avril 1915 est considéré comme le début du génocide qui a fait près 1,5 million de victimes. C’est un jour de deuil et de recueillement pour les Arméniens du monde entier.

A Erevan, les caprices de la météo obligent les organisateurs des commémorations à prévoir, tous les ans, des parapluies pour les visiteurs qui sont aussi invités à se vêtir chaudement malgré le printemps pourtant bien avancé. Ainsi lorsque dimanche dernier un soleil quasi estival a brillé toute la journée sur le «Fort aux hirondelles», cette colline près de la capitale qui abrite le Mémorial du génocide, les habitants de la capitale arménienne n’ont pas pu s’empêcher d’y voir vu un «signe divin». Et une lueur d’espoir aussi, au propre comme au figuré.

Quelques jours auparavant, le pays tout entier se mobilisait pour répondre à une brusque reprise des hostilités avec l’Azerbaïdjan voisin dans l’enclave à majorité arménienne du Haut-Karabakh, croyant retomber dans ses années les plus noires. Cette fois-ci, la guerre n’a duré que quatre jours, du 2 au 5 avril. Mais le fragile cessez-le-feu, signé sous l’égide de Moscou, ne rassure pas vraiment les pèlerins du «Fort aux hirondelles»: du chauffeur de taxi à l’officier supérieur en passant par l’instituteur, tout le monde semble ici persuadé que la guerre n’est que partie remise. Artsakh! Artsakh! Artsakh!, scandait régulièrement la foule venue se recueillir un œillet à la main, en utilisant le terme arménien séculaire pour désigner le Haut-Karabakh, «république» reconnue par quasiment aucun Etat, mais que l’Arménie considère comme sa petite sœur dans les montagnes arides du Caucase du sud.

Ce regain de ferveur patriotique, voire guerrière, ne surprend personne: «Les Arméniens voient clairement les pogroms de 1988 dont ont été victimes leurs coreligionnaires à Bakou et à Soumgaït, en Azerbaïdjan, comme un prolongement du génocide de 1915», explique Tigrane Yegavian, jeune politologue français d’origine arménienne, auteur d’Arménie, à l’ombre de la montagne sacrée (éd. Navicata, 2015). Ces massacres sont à l’origine de la détérioration dramatique des relations entre les deux anciennes républiques soviétiques, et constituent l’étincelle qui déclenché la guerre du Haut-Karabakh. Les militaires étaient d’ailleurs, présents en force en ce dimanche 24 avril 2016. Généraux, officiers d’état-major, patrons des forces spéciales étaient là, en tenue d’apparat, certains tenant par la main leur petit-fils. Puis, il y a eu les sirènes des convois officiels, les seuls autorisés à circuler aux alentours du Mémorial, et cette foule ininterrompue de personnes gravissant lentement la colline.

Combien étaient-ils? Peut-être un peu plus nombreux que les autres années. Outre la météo, les habitants d’Erevan ont eu dimanche matin une autre bonne surprise en allumant leur poste de télévision. Ils y ont découvert, incrédules, George Clooney, venu se recueillir aux côtés du président Serge Sarkissian, du chanteur Charles Aznavour et des dignitaires de l’Eglise apostolique. Plus tard dans la soirée, l’acteur américain a remis pour la première fois le Prix Aurora, destiné à récompenser un défenseur des droits humains, lors d’une impressionnante cérémonie réunissant des personnalités internationales, des anciens lauréats du prix Nobel et des officiels arméniens.

Une première là aussi, fruit des efforts obstinés de trois philanthropes, Vartan Gregorian, président de la Carnegie Corporation de New York, et les entrepreneurs Noubar Afeyan et Ruben Vardanyan. Leur philosophie tranche avec celle des militants traditionnels de la reconnaissance du génocide. Ils ne veulent plus se contenter de «se souvenir et de réclamer», mais tiennent aussi à encourager ceux qui sauvent des vies humaines en mettant la leur en péril, à l’instar de ces «justes» de l’époque, souvent anonymes, qui ont sauvé leurs grands-parents des massacres. Comme pour s’acquitter d’une dette historique mais aussi, comme le dit Ruben Vardanyan, pour montrer que «les Arméniens sont debout et même suffisamment forts pour qu’ils puissent, à leur tour, faire le bien».