Elle est arrivée en trombe. Lunettes de soleil et long K-Way bleu foncé pour mieux passer inaperçue. Elle parle comme une mitraillette tout en vérifiant d’un regard panoramique si elle a été suivie par des agents de la sécurité de l’Etat. Dans cette cafétéria du centre de La Havane où elle a donné rendez-vous, Yoani Sánchez ne restera pas longtemps. Question de sécurité personnelle. A 35 ans, cette blogueuse célèbre dans le monde (environ 15 millions de clics par mois pour la version espagnole*) est détestée par le régime castriste.
A preuve, le 21 mars, dans une émission sur la chaîne officielle Cubavision, elle est accusée de faire partie d’une «cyberguerre» lancée par l’ennemi américain pour «sataniser» le socialisme: «C’est une nouvelle forme d’invasion […], non avec des bombes, mais avec des algorithmes et des bytes.» L’intéressée ne tardera pas à répondre du tac au tac, par le biais d’un message narquois sur son fil Twitter – où elle dit avoir 98 000 fans – qu’elle transmet à partir d’un SMS sur son téléphone portable: «Je suis si contente. Finalement, la blogosphère cubaine alternative est présente sur la télévision officielle, même si c’est pour nous insulter!»
Ce jour-là – soit un mois plus tôt – dans cette cafétéria, Yoani n’en mène pas large. Petite, menue, elle est venue accompagnée de sa sœur, qui la presse de ne pas tarder. «Nous, les Cubains, n’avons bien sûr pas droit librement à Internet, alors je dois ruser pour alimenter mon blog grâce à des amis étrangers qui entrent et sortent de l’île.» Les autorités ont des raisons de craindre la blogueuse Yoani, dont le blog est traduit en 20 langues, jusqu’au bulgare et au coréen. En 2008, elle a été désignée comme étant une des personnalités les plus influentes par le magazine Time.
La même année, le quotidien madrilène El País lui a décerné le prestigieux Prix Ortega y Gasset, dans la catégorie «journalisme électronique». Régulièrement, elle est invitée à des conférences internationales, comme en février dernier en Espagne pour un colloque sur les «e-réseaux ibéro-américains». Mais le régime castriste lui refuse systématiquement la sortie du territoire. «Mon passeport est constellé de jolis visas inutiles», sourit-elle en rejetant en arrière sa longue chevelure noire. En novembre 2009 et en février 2010, elle dit avoir été enlevée dans une fourgonnette puis passée à tabac dans un commissariat. «Depuis, je suis protégée par ma notoriété internationale. Le régime m’agresse désormais en recourant à la diffamation.»
Si Yoani représente une menace pour les frères Castro, ce n’est pas seulement parce qu’elle dresse un portrait peu flatteur de l’île à l’adresse du monde extérieur. C’est aussi et surtout parce ce que sa voix discordante a de l’écho parmi la population cubaine. «Je le vois bien, dit-elle. Lorsque je me promène dans les rues, les gens s’approchent, me félicitent discrètement, m’embrassent même. Je déclenche un vrai courant de sympathie.» A Cuba, l’information est soigneusement contrôlée; et aucun média non étatique n’est autorisé. L’immense majorité des citoyens ne savent rien des prisonniers politiques – ils seraient 105, selon Amnesty International – ou des quelque 3000 à 5000 dissidents actifs, à en croire la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme. Encore moins des grèves de la faim d’activistes, des marches dominicales des «femmes en blanc» (les parentes des prisonniers politiques) au sortir de certaines églises.
Pourquoi, alors, beaucoup reconnaissent-ils Yoani et une poignée d’autres dissidents dans la rue? «Essentiellement parce que le Net est poreux, explique un dissident basé à La Havane. Surtout au lendemain des révolutions en Tunisie et en Egypte, c’est ce qui préoccupe le plus le régime. L’Etat a d’ailleurs dépensé des millions de dollars pour acquérir un système sophistiqué permettant le black-out total des communications en cas d’émeutes.» Pour l’heure, le système est loin d’être étanche, même si, faute d’ordinateurs, une grande partie des 11 millions de Cubains ne profite pas de ces «fuites»: outre les antennes satellites pirates (cachées jusque dans des poubelles d’immeubles!), ceux qui ont droit à Internet et à des courriers électroniques – expatriés, ambassades, médecins, entreprises… – en font profiter bien d’autres, en catimini. Une traînée de poudre très difficile à contrôler.
Des groupes de blogueurs et d’internautes peuvent donc véhiculer des informations n’apparaissant pas sur les télés et les radios officielles. Des informations taboues qui contredisent les prétendues conquêtes d’une «Révolution» ayant fêté glorieusement en janvier son 52e anniversaire. C’est ainsi que, récemment, il était question d’innombrables familles de l’est de l’île vivant dans une grande pauvreté; des centres de santé qui se dépeuplent car les meilleurs médecins ont été envoyés dans des missions au Venezuela; de la forte corruption parmi les militaires de haut rang; ou du nombre croissant de gens qui se suicident en se jetant du haut des immeubles…
Même le cœur du pays est sous l’emprise de cette sourde contestation. Grosse bourgade située à 270 kilomètres à l’est de La Havane, Santa Clara en est ces jours-ci la meilleure illustration. Non loin du gigantesque mausolée de Che Guevara, figure mythique dont les portraits envahissent ici les édifices publics, vit un autre dissident donnant du fil à retordre au régime. Plus encore que Yoani, Guillermo Fariñas est perçu comme une lourde menace: il serait le plus coriace des gusanos, les vers de terre, autrement dit les opposants au régime, les «contre-révolutionnaires à la solde de l’impérialisme américain».
Journaliste et chroniqueur, «Coco» Fariñas relate la colère dans les campagnes, les pénuries alimentaires, l’exaspération face à la censure. Et met en place, dans toutes les provinces centrales (de Sancti Spiritus à Ciego de Avila) des réseaux contestataires parmi les fonctionnaires forcés au silence, les paysans dont l’Etat achète les récoltes au rabais, les anciens prisonniers politiques marginalisés. «Coco» Fariñas, lui aussi, par le biais d’une ambassade étrangère, répand ses récits de révolte sur le Net.
Le pouvoir castriste s’attache à ne pas en faire un martyr. Lauréat du Prix Sakharov l’an dernier, ce gusano entêté a observé au total 23 grèves de la faim. La dernière en date, en 2010, a failli lui être fatale. Pendant cinq mois, Fariñas refusa de manger et de boire, il fallut l’alimenter de force par intraveineuse. Le motif de sa rébellion: la mort de Zapata Tamayo le 23 février 2010. Ce maçon noir fut victime de sa propre grève de la faim, diront les autorités. Il fut «assassiné par privation d’eau», affirme son ami Fariñas dont le jeûne protestataire portera ses fruits puisque, 135 jours plus tard, en juillet 2010, le régime libère 52 opositores, qu’il envoie en Espagne. Onze de plus ont été relâchés depuis. Ces opposants avaient été mis aux arrêts lors du «printemps noir» de 2003, une des pires vagues répressives orchestrées par Fidel. Mais, pour Fariñas, il n’y a pas là motif à baisser les bras. Bien au contraire: la mort de Zapata Tamayo a dopé l’esprit de fronde.
Au 615 de la calle Aleman, en périphérie de Santa Clara, «Coco» Fariñas reçoit dans sa modeste maison ocre jaune. Il vient d’être interpellé trois jours durant dans les unités 3 et 4 de la Police nationale révolutionnaire (la PNR) de Santa Clara. Crâne rasé, long corps décharné, il parle avec lenteur et difficulté. Sa santé ne tient qu’à un fil: une thrombose jugulaire interne, une autre à l’avant-bras gauche, un cœur fragile, des poumons qui crachent. Autant de séquelles de ces grèves de la faim à répétition. A l’en croire, la situation serait mûre. Partout, il voit des signes d’affaiblissement. «Les réformes économiques sont présentées comme un signe d’ouverture, alors que le régime n’a pas le choix. En coulisses, lors de mes arrestations, des militaires et des responsables du parti me manifestent leur sympathie, chose inimaginable auparavant.»
Entre deux accès de toux, il susurre: «Je ne me fais guère d’illusions: le régime se fiche pas mal de mes grèves de la faim, dès lors que je reste en vie. Ce qu’il craint, ce sont les mouvements de rue. Oseront-ils tirer sur le peuple? C’est la question.» A La Havane, le dissident Elizardo Sanchez est réservé: «Le pouvoir a, il est vrai, gardé la hantise des émeutes populaires de 1994, sur le Malecon. Pourtant, l’appareil répressif est très fort. En cinquante ans, on est passé de 14 à 200 prisons dans l’île. Un vrai goulag. Il y a 80 000 prisonniers, mais la capacité est d’un million. Et, sur le modèle de la Stasi est-allemande, le régime dispose d’un organisme de contrôle sur les hauts gradés militaires.» Pas de quoi entamer pour autant l’optimisme de «Coco» Fariñas, qui rêve ici d’un printemps arabe.
«Cuba, c’est une prairie où il n’a pas plu depuis de longs mois. Moi, j’attends l’étincelle qui embrase le pays.»
* Le blog de «Yoani» Sánchez: