Hauts gradés condamnés pour complot
Turquie
Une cour d’Istanbul a rendu son verdict dans le cadre de l’affaire Ergenekon, un réseau clandestin présumé visant à renverser le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. La plupart des accusés écopent de lourdes peines de prison

Malgré l’absence des proches et soutiens des accusés – privés d’audience et tenus à distance du tribunal – la 13e Cour d’assises d’Istanbul a rendu lundi son verdict dans une salle comble et agitée. Sous les huées et les sifflets des avocats de la défense, de députés d’opposition et d’une partie des journalistes, le juge Hasan Hüseyin Özese et cinq de ses confrères ont lu pendant plus de deux heures l’épilogue tant attendu du procès des putschistes du réseau Ergenekon.
«L’affaire Ergenekon», lancée en juin 2007 par la découverte d’une cache d’armes dans un bidonville d’Istanbul, a placé côte à côte parmi les accusés des anciens hauts gradés de l’armée, des parlementaires, des universitaires ou encore des journalistes. Ils étaient soupçonnés d’avoir fomenté un complot contre le gouvernement islamiste modéré de Recep Tayyip Erdogan. La grande majorité des 275 accusés a écopé d’une peine de prison, plus ou moins lourde selon qu’ils étaient jugés pour avoir aidé ou appartenu à ce réseau clandestin qualifié par le tribunal «d’organisation terroriste armée».
L’un des principaux accusés, l’ancien chef d’état-major Ilker Basbug, est condamné à une peine de prison à vie pour avoir «tenté de renverser, par la force et la violence, le gouvernement de la République de Turquie». A l’annonce du verdict, Ilker Basbug a quitté l’audience sous les applaudissements de la salle. Dix-huit autres suspects écopent de la même peine pour le même motif. Parmi eux, l’ancien chef de la première armée Hürsit Tolon, les colonels à la retraite Dursun Çiçek, Fikri Karadag et Fuat Selvi, les ex-généraux Nusret Tasdeler, Sener Eruygur, Mehmet Eröz, et Hasan Igsiz, le chef du Parti des travailleurs (IP, gauche nationaliste) Dogu Perinçek ou encore le journaliste Tuncay Özkan. Les procureurs avaient requis la perpétuité pour 64 accusés.
Le député du Parti républicain du peuple (CHP, opposition) et journaliste Mustafa Balbay, détenu depuis plus de 4 ans, se voit infliger près de 35 ans de réclusion. Un autre député du CHP, Mehmet Haberal, est condamné à 12 ans et demi d’enfermement. Le tribunal a toutefois prononcé sa remise en liberté et celle de 16 autres accusés, au bénéfice d’une réduction de peine.
Au cours d’une conférence de presse improvisée à la sortie du tribunal, une quinzaine de députés d’opposition ont dénoncé une «décision politique». «Ce verdict foule aux pieds les concepts de démocratie, de droit et de justice», s’est exclamé Akif Hamzaçebi, président du groupe CHP à l’Assemblée nationale. Selon ce député, «le seul crime des condamnés est de s’être opposés à l’AKP [Parti de la justice et du développement de Recep Tayyip Erdogan]». A l’inverse, le ministre turc chargé des Affaires européennes, Egemen Bagis, a salué «un jour historique pour la démocratie», «le jour où Ergenekon a officiellement été reconnue comme une organisation terroriste».
Cette série de condamnations, susceptibles d’appel, marque en tout cas un tournant en Turquie, où l’armée s’est longtemps arrogé le droit de renverser des gouvernements perçus comme une menace pour l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République laïque. Le verdict intervient aussi alors que le gouvernement AKP fait face à un mouvement de contestation sans précédent depuis sa première élection en 2002. Les manifestations qui ont agité le pays en juin se répètent chaque week-end, dans une moindre mesure, aux abords de la place Taksim, à Istanbul. «Nous sommes libres depuis le 31 mai parce que le peuple s’est soulevé. La peur a changé de camp», s’est écrié le journaliste Mustafa Balbay depuis le banc des accusés, promettant un «automne chaud».
Hier, les avocats de la défense et le public du procès Ergenekon ont d’ailleurs ponctué l’audience de slogans empruntés aux contestataires de Taksim. «Silivri est partout, la résistance est partout», ont-ils entonné, en référence au district stambouliote où se tenait le procès. «Tous ensemble contre le fascisme» et «Nous sommes les soldats de Mustafa Kemal» figuraient aussi parmi les cris de ralliement les plus entendus dans la salle d’audience accolée à un gigantesque complexe pénitentiaire.
Toutes les routes menant au tribunal, situé dans une zone rurale de l’ouest d’Istanbul, avaient été bloquées la veille par la gendarmerie. Des barrières et des blindés de la police antiémeute empêchaient les manifestants de couper à travers champs. Des échauffourées ont néanmoins éclaté à la mi-journée entre plusieurs milliers de manifestants et la police sur une autoroute proche du tribunal. La police a répondu aux jets de pierre par des jets d’eau et de gaz lacrymogènes.
Les avocats et le public ont ponctué l’audience de slogans empruntés aux contestataires de [la place] Taksim