Ian Goldin: «Mal gérée, la globalisation peut avoir de fâcheuses conséquences»
Pandémie de Covid-19
Professeur de la globalisation et du développement de l’Université d’Oxford, Ian Goldin avait prédit en 2014 l’avènement d’une grave crise économique provoquée par une crise sanitaire mondiale

Dans son ouvrage The Butterfly Defect. How Globalization Creates Systemic Risks, and What to Do about It, publié en 2014, Ian Goldin le prédisait déjà. La prochaine grave crise économique serait causée par une pandémie. Six ans plus tard, sa prophétie se réalise. Avec le Covid-19, le monde pourrait plonger dans une crise économique sans précédent. Professeur de la globalisation et du développement à l’Université d’Oxford, il livre au Temps ses réflexions sur un moment très particulier dans l’histoire du monde.
Le Temps: Qu’est-ce qui vous avait poussé, en 2014, à penser que la prochaine crise économique serait due à une pandémie?
Ian Goldin: Je crois en la globalisation, aux flux transnationaux de marchandises et de services. La globalisation a eu beaucoup d’effets positifs, mais elle comporte aussi des risques qui, s’ils ne sont pas bien gérés, peuvent provoquer une cascade de crises sérieuses. La globalisation a permis une croissance rapide des revenus, du tourisme et des grands aéroports. Elle a aussi été la cause d’une forte densification des populations vivant en milieu urbain. Des facteurs qui favorisent la propagation d’une pandémie telle que le Covid-19.
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Dans le domaine de la santé, comme dans la finance ou le cyberespace, ces facteurs n’ont pas été suffisamment pris en compte. A voir la complaisance avec laquelle nous avons abordé la crise financière de 2008, il était inévitable qu’une pandémie cause un jour une très grave crise économique. Regardez l’Organisation mondiale de la santé à Genève. Elle a été privée des ressources et de l’autorité nécessaires. Les services nationaux de santé n’ont pas eu l’attention qu’ils méritaient. Les grands centres financiers portent en eux des risques systémiques.
Dans le cas d’une pandémie, le risque peut venir des pays les plus pauvres de la planète. Dans l’histoire, les pandémies ont toujours été les phénomènes qui ont tué le plus de monde. Malgré cette prise de conscience, les Etats ont été très lents à réagir, que ce soit en Europe, au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis, où l’attitude du président Trump a été choquante.
La coopération internationale est-elle suffisante?
Non et c’est surprenant. Après la crise financière de 2008, le président américain George W. Bush avait consulté plusieurs puissances à travers le monde, dont les Chinois et les Européens. Un premier sommet du G20 avait été organisé au niveau des chefs d’Etat. Cela avait permis de limiter la casse. La crise ne s’était pas transformée en Grande Dépression.
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Le contraste avec aujourd’hui ne pourrait pas être plus saisissant. Les Etats-Unis tournent le dos à la coopération internationale, voient le coronavirus comme une menace de l’étranger. On assiste à un effondrement de l’offre et de la demande.
Comment réagir?
Avoir une politique budgétaire de relance de l’économie s’avère difficile car les chaînes d’approvisionnement sont cassées, les fabriques fermées et les employés en quarantaine. Du côté de la demande, idem. Impossible de voyager et de consommer. Il est donc juste que les Etats s’attellent à maintenir la population en bonne santé. Il serait aussi opportun d’introduire un revenu de base garanti. Oui, le Covid-19 fait des morts, mais nous ne pouvons pas laisser des gens devenir des sans-abri, mourir de faim ou d’autres causes économiques.
Il est aussi impératif de garantir la survie des entreprises, même si je pense qu’en temps normal, les faillites sont un mal nécessaire dans le cycle économique.
La rupture des chaînes d’approvisionnement va-t-elle pousser l’Occident à revoir ses relations de dépendance avec la Chine?
Certains estiment que cela pourrait mener à une déglobalisation. Ce n’est pas mon analyse. Pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le Covid-19, on assiste déjà depuis quelque temps à une fragmentation extrême des chaînes d’approvisionnement. La pandémie n’a fait qu’accélérer ce processus.
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L’évolution technologique, les imprimantes 3D, la robotique et l’automatisation ont permis de rapatrier des centres d’appel, des bureaux administratifs. Une telle fragmentation a un avantage: elle permet de maximiser la division internationale du travail. Dans les pays avancés, le capital est moins cher, les machines et leur entretien aussi. La technologie et le souhait des consommateurs d’avoir des produits toujours plus customisés poussent à un rapatriement (reshoring). Ce dernier est aussi renforcé par la montée du protectionnisme et du populisme au lendemain de la crise financière de 2008. Les politiciens sont sous pression pour faire revenir sur leur territoire des sites de production.
Le problème, c’est que, ce faisant, on rapatrie la production, mais pas des emplois, sauf peut-être de la main-d’œuvre très qualifiée. Aux Etats-Unis, le Midwest n’a pas vu revenir les emplois qui ont été supprimés.
Y a-t-il d’autres motifs poussant les industriels à quitter la Chine?
Les coûts du travail en Chine ont pris l’ascenseur. Cette année, la Chine a perdu 4 millions d’employés par rapport à 2019. Mais l’avantage d’être en Chine, c’est de produire pour un immense marché intérieur et pour l’industrie d’exportation. Et cela va continuer. Le marché chinois va rester le marché le plus dynamique du monde.
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Craignez-vous que la montée du nationalisme empêche une vraie reprise économique?
Nous allons au-devant de décisions très difficiles. Nous risquons d’être dans une situation post-Première Guerre mondiale. Il faudra pourtant éviter de commettre les mêmes erreurs. Le risque d’une Grande Dépression peut être évité par des décisions sages prises au niveau national et international.
La pandémie va-t-elle diminuer ou accroître les inégalités?
Elle va accroître fortement les inégalités au sein des Etats et entre eux. Les plus vulnérables sont les gens à revenus faibles, qui sont payés à l’heure ou qui sont indépendants. Ils vont être dans des situations très compliquées à moins que l’Etat ne garantisse un filet social minimal.
Cinquante-sept millions d’Américains sont des indépendants, 27 millions sont sans couverture médicale. Aux Etats-Unis, la réponse à la pandémie est très différente d’un Etat à l’autre. Pour cette raison, les inégalités risquent de se creuser.
En Europe, tout dépendra des moyens dont disposeront les Etats. Les sociétés européennes ont la chance de bénéficier d’une solidarité sociale, mais espérons que la pandémie ne va pas la détruire. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe a créé l’Etat social. Mais depuis, au Royaume-Uni par exemple, le système national de santé (NHS) a été fortement érodé. Le nombre de lits a diminué de plus de 200 000 unités bien que la population ait augmenté. Ce n’est pas étonnant si le pays n’est pas prêt à affronter une pandémie.
Le rôle de l’Etat va-t-il se renforcer et le discours d’un Bernie Sanders, visant notamment à taxer davantage les riches, va-t-il davantage porter?
Oui. Mais tout dépendra aussi des riches. Le 1% des plus aisés sera-t-il proactif, comme l’ont été les Rockefeller durant la Grande Dépression par une philanthropie musclée pour seconder l’Etat? Quand la situation devient très difficile, seul l’Etat peut protéger la population. Celui-ci a aidé les banques à sortir du marasme en 2008 à hauteur de 750 milliards de dollars aux Etats-Unis, de 500 milliards de livres au Royaume-Uni. Ce faisant, il a aussi fâché l’opinion publique. Mais il y aura un rééquilibrage entre les secteurs privé et public, notamment par l’impôt.
Il faudra aussi venir au secours de certains pays comme l’Italie, dont l’économie est la plus malade d’Europe. A ce titre, des institutions comme la Banque mondiale seront essentielles.
La mise en veilleuse par la Commission européenne du Pacte de stabilité européen est-elle une décision dangereuse?
Je suis un adepte de l’orthodoxie économique. Mais là, les circonstances appellent à des mesures exceptionnelles et à un assouplissement des critères de Maastricht. L’endettement ne m’inquiète pas en ce moment. Quant au revenu universel de base, il relevait encore de la pure utopie il y a un mois. Maintenant, les économistes le considèrent comme une idée mainstream.
La coopération scientifique a-t-elle été plutôt efficace dans le cadre du Covid-19?
Le séquençage du Covid-19 a été partagé très rapidement. Il a été reproduit plus de 100 fois. Les scientifiques se parlent, coopèrent. Mais ce n’est pas suffisant. Nous avons besoin d’une sorte de Projet Manhattan (bombe nucléaire) à l’échelle mondiale pour réunir les scientifiques de pointe de la planète entière, dotés de fonds importants. Il faut que cette coopération se fasse au niveau national et international. C’est d’autant plus nécessaire que Trump a déclaré la guerre à la science.
La population manifeste pourtant moins de respect pour la science que par le passé…
Ce scepticisme remonte notamment à la crise financière de 2008. Les gens se sont sentis trompés par les experts, les cabinets de consultants. Après la crise, un sentiment anti-science, anti-experts et même anti-vaccins s’est développé. Pour les scientifiques, cela a été et est une vraie préoccupation.
J’espère que la présente pandémie va renverser cette tendance et montrer toute l’utilité de l’expertise scientifique basée sur des faits et de la coopération internationale. Car maintenant, la priorité est déjà d’anticiper la manière de stopper la prochaine pandémie.