Infernal engrenage au «pays du sourire»
thailande
Le centre des affaires de Bangkok ressemblait encore, ce dimanche, à une zone de guerre. Pour beaucoup de résidents étrangers, dont de nombreux Suisses, ce face à face violent entre les protestataires et l’armée est en train de faire vaciller la Thaïlande
«War zone» (Zone de guerre). Le terme revient désormais dans presque tous les messages reçus de Bangkok, de la part d’expatriés résidents dans la capitale, parmi lesquels de nombreux Suisses.
Cette description est logique au vu des images filmées tout au long du week-end dans le périmètre névralgique du parc Lumpini, le plus grand espace vert de la capitale thaïlandaise, au coeur du quartier des affaires et à quelques centaines de mètres des quartiers résidentiels de Sathorn et Chidlom, hérissés de gratte-ciel plus modernes les uns que les autres. Avec de part et d’autre de l’avenue Rama IV, les militaires équipés de fusils automatiques, et épaulés par des tireurs d’élite embusqués et un dernier carré de «chemises rouges» - dont le nombre réel est difficile à estimer - munis de pétards, de roquettes artisanales, de cocktails Molotov et de lance- pierre. Une trentaine de mort et plus d’une centaine de blessés étaient dénombrés à 12h ce dimanche.
«Oui, il s’agit bien d’une guerre», confirme ce matin dans un email envoyé de Bangkok l’homme d’affaires Suisse Luzi Matzig, fondateur de Diethelm Travel, l’une des plus importantes agences de voyage du pays, et patron de Asian Trails. Une guerre toutefois très localisée, et presque impossible à concevoir dans cette gigantesque métropole d’Asie : plusieurs résidents helvétiques contactés ce dimanche confirment qu’en dehors de ce périmètre d’environ trois kilomètres sur trois, au coeur de la capitale, la vie est normale ou presque.
Le grand marché de nuit de Klong Thom, dans le quartier chinois de Bangkok, a ainsi eu lieu hier, malgré une affluence réduite: «Moins d’exposants, moins de passants. Mais le plus fou est que la vie continue» expliquait au Temps ce matin un expatrié français. A moins de trois kilomètres de la zone d’affrontement, dans le quartier «chaud» de Soi Cow Boy, les bars et les pubs qui ont donné à Bangkok sa sulfureuse réputation étaient aussi, samedi soir, encore ouverts. Plusieurs sites bien connus des expatriés et des touristes, comme celui du journal francophone Le Gavroche, tiennent depuis quelques jours la chronique quotidienne de cette descente aux enfers devant laquelle beaucoup d’observateurs restent stupéfaits.
Cette situation a dégénéré vendredi avec la décision de l’armée de bloquer le périmètre occupé par les manifestants. Elle est le résultat tragique de plusieurs semaines de chaos politique en Thaïlande, où le gouvernement du premier ministre Abhisit Vejajiva s’est avéré incapable de trouver un compromis avec les leaders des «chemises rouges» - mélange de paysans, de journaliers venus des provinces et de petits entrepreneurs marginalisés par l’élite traditionnelle thaïe - qui dénoncent les inégalités sociales et réclament le retour de l’ancien premier ministre populiste Thaksin Shinawatra.
Ce dernier, déposé par un coup d’Etat militaire en septembre 2006 est aujourd’hui réfugié entre le Monténégro et Dubaï, d’où il s’est sans cesse adressé ces dernières semaines en lien vidéo avec ses partisans, dans la rue depuis la fin mars. Ils sont passés à l’action en occupant d’abord, début mars, toute une partie du quartier historique de Bangkok, autour du monument de la démocratie. Le début de leur offensive est intervenue dans la foulée de la décision de la justice thaïlandaise de saisir la moitié des avoirs de Thaksin Shinawatra, pour un montant de plusieurs centaines de millions d’euros, après l’avoir reconnu coupable de corruption et de fraude. Les protestations des «Rouges» se sont ensuite étendus au quartier des affaires des grands centres commerciaux de Siam Paragon et Central World, quartier touristique névralgique où l’Union interparlementaire, basée à Genève, tenait fin mars son congrés annuel. Beaucoup de ses délégués se sont d’ailleurs retrouvés, à la fin, pris dans les manifestations.
Les «Rouges» ne sont toutefois pas un mouvement uniforme, et plusieurs témoignages font état de divisions en leur sein. Un putsch interne, mené par d’anciens militaires alliés à Thaksin, les a notamment amenés à refuser l’organisation d’élections en novembre, alors que la tenue d’un scrutin anticipé était leur principale revendication. «Plusieurs de leurs leaders auraient voulu arrêter les manifestations, explique notre correspondant à Bangkok Arnaud Dubus. Et il est maintenant trop tard pour qu’ils fassent marche arrière. De plus, ils sont dépassés par leur base qui ne comprendrait pas pourquoi ils arrêteraient le mouvement après tant de victimes».
Un général renégat, Katthiya alias «Seh Daeng» allié à l’ancien premier ministre Thaksin, a joué un rôle clef dans cet engrenage, en poussant à l’affrontement, jusqu’à tomber, jeudi sous les balles d’un sniper probablement dépêché par l’armée. Ce que nie le gouvernement. Ce général est aujourd’hui toujours dans le coma et son élimination physique a donné le feu vert aux militaires pour encercler les «Rouges», qu’ils tentent d’acculer dans un périmètre hérissé de barbelés, où les tirs à balle réelles sont permis.
L’ambassade de Suisse, située sur l’avenue Wireless, à proximité des hostilités les plus violentes, est désormais fermée. Depuis le périmètre de la mission diplomatique, face à l’ambassade du Royaume Uni également fermée, les rafales de fusils mitrailleurs et les explosions continuaient d’être entendues au moment d’écrire ces lignes. La délégation de la Commission européenne, située au bord du parc Lumpini dans un immeuble de bureau moderne, est pour sa part littéralement en bordure de la «zone de guerre» et plusieurs diplomates européens habitant à proximité ont du être évacués.
Preuve de cet engrenage infernal, les hostilités se déroulent à quelques centaines de mètres seulement de la plus fortifiée des missions: l’ambassade des Etats-Unis. Celle du Japon, en bordure du grand marché de nuit «Suan Lom Night Plaza», ressemblait dimanche soir à un fort assiégé, entouré de barbelés et de soldats en tenue de combat, derrière des sacs de sable.