Elle doit ruser, entre deux coupures d’électricité, pour recharger son téléphone portable. Militante altermondialiste dont les ouvrages ont tous été publiés en France, l’écrivain Aminata Dramane Traoré découvre son pays cité jusqu’ici comme un exemple de démocratie, miné par les conquêtes de la rébellion au nord et l’embargo décrété lundi par la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). A Bamako, les files s’allongent devant les stations-service. Et, face à l’essentiel de la classe politique locale qui dénonce le coup d’Etat de la junte militaire, de plus en plus d’intellectuels adoptent une ligne surprenante. Celle du soutien aux putschistes.
Ancienne ministre de la Culture, Aminata Dramane Traoré a sidéré son auditoire – celui d’un forum de la société civile à Bamako, jeudi dernier – lorsqu’elle a décrit la junte comme une union de «jeunes soldats qui ont répondu à l’appel du peuple». Par ailleurs, un autre ex-ministre de la Culture, le cinéaste Cheick Oumar Sissoko, Prix spécial du jury en 1995 au Festival de Locarno pour son long-métrage Guimba, s’est exprimé dans des termes similaires: «En réponse au processus violent de domination et d’oppression du peuple par le gouvernement, un coup d’Etat peut parfaitement se justifier.»
Jeunes militaires «sauveurs»
Après la prise de pouvoir le 22 mars par une partie de l’armée malienne, le sentiment s’affirmait que toute l’élite nationale réclamait au plus vite un retour immédiat à l’ordre constitutionnel. «Les points de vue d’Aminata Traoré ou de Cheick Oumar Sissoko sont en réalité largement partagés dans la société civile», explique Modibo Kampo, coordinateur de la fédération des ONG. «Le coup d’Etat militaire ne doit pas faire oublier la gestion catastrophique, la corruption et le pillage des ressources sous les gouvernements du président Amadou Toumani Touré.» Figure héroïque de la lutte contre la dictature de Moussa Traoré en 1991, élu chef de l’Etat en 2002, le président Touré devait abandonner son fauteuil lors d’élections le 29 avril. C’est autour de son héritage, justement, que l’amertume se fonde.
Pour Aminata Dramane Traoré, il y a très peu à garder de ces deux mandats: «Lorsqu’une démocratie nie la bataille des idées, lorsque nous savons par avance que les élections seront frauduleuses et qu’elles auraient servi à des politiciens devenus immensément riches pour l’emporter facilement, il faut considérer ces jeunes militaires comme des sauveurs.» Selon l’écrivain, l’obsession de la communauté internationale pour le maintien de démocraties d’apparence n’a que trop duré. «Nous payons aujourd’hui l’ingérence inqualifiable de l’étranger en Libye; c’est dans ce pays transformé en libre-service pour les armes lourdes que les rebelles s’approvisionnent. Et nous payons doublement: avec l’instauration d’un embargo qui pèse sur nos populations.»
Derrière ces positions, l’angoisse de voir se perpétuer une classe politique qui a échoué depuis vingt ans de régime démocratique à régler durablement la question des Touareg au nord, mais aussi à assurer au pays un développement substantiel. «Que les chèvres se battent entre elles dans l’enclos est préférable à l’intermédiation de l’hyène», affirme encore Aminata Dramane Traoré, qui exige une solution interne à la crise plutôt qu’une intervention étrangère.
A l’autre bout de la capitale, Bamako, un large groupe de jeunes s’est réuni lundi pour la première fois. Ils se sont baptisés les Sofas de la République, du nom des guerriers de l’empereur Soundiata Keïta au XIIIe siècle. Le mouvement réunit des journalistes, des rappeurs dont les stars nationales Tata Pound; ils ressemblent furieusement dans leurs revendications au courant sénégalais «Y’en a marre» qui a compté dans la défaite récente du président Abdoulaye Wade. Abba Samassékou, 32 ans, animateur d’une émission musicale sur la télévision malienne, fait partie des figures de proue de ce nouvel avatar des révoltes de la jeunesse africaine.
Selon lui, le fait que des intellectuels majeurs de la scène malienne ne dénoncent pas le coup d’Etat est une faute morale: «Le coup est illégitime et illégal. Mais l’exigence du retour à l’ordre constitutionnel semble prématurée. La jeunesse, ici, ne croit plus en la logique des partis politiques. Quelque chose est en train de naître sur ce chaos. Si nous avions réagi dès les premières dérives du pouvoir, nous n’en serions pas là. Désormais, nous savons que la démocratie n’est pas seulement l’affaire des partis et des médias. Elle est notre affaire à tous.»