Une file de voitures s’est formée devant le poste de contrôle à l’entrée sud de Tikrit. Entassée à neuf dans leur véhicule lesté d’affaires personnelles et de vivres, la famille Mouslah suit les indications des policiers irakiens. Le père, Nasser, remplit sur le capot le formulaire de sécurité pour récupérer le badge d’accès à la ville, pendant que femmes et enfants vont patienter sous une tente. Une heure plus tard, le précieux sésame est délivré, vérification faite par les renseignements militaires et la police locale qu’aucun ne figure sur la liste des soutiens présumés de l’Etat islamique (EI).
Depuis la libération de Tikrit, le 31 mars, les djihadistes ont été repoussés à plus de 70 kilomètres au nord, derrière plusieurs lignes défensives, mais les soupçons pèsent encore sur ceux qui ont pu faciliter la conquête de l’ancien fief de Saddam Hussein par l’EI en juin 2014. Une dizaine d’hommes ont eu la désagréable surprise de voir leur nom apparaître sur la liste. «Ils sont sous enquête», explique le colonel Karim Salman. Le chef des renseignements militaires de la province de Salaheddine n’en dira pas plus.
Accueil chaleureux
Pour plus de mille familles, qui se sont empressées de prendre la route dès le feu vert donné par le premier ministre, Haïder al-Abadi, le 15 juin, l’accueil a été chaleureux. A l’heure où se prépare l’offensive pour la reconquête de la province sunnite de l’Anbar, dans l’ouest du pays, les autorités de Bagdad, dominées par les partis chiites, veulent adresser un message positif aux sunnites. Tout est fait pour faire oublier les accusations d’exactions, de vols et de pillages qui ont entaché la libération de cette ville sunnite de 175 000 habitants par les forces de sécurité, les milices chiites de la «mobilisation populaire» (MP) et quelques centaines de combattants sunnites.
Bombes et explosifs retirés
Les milices chiites ont laissé la sécurité à la police locale et à une milice de la MP formée par la tribu sunnite des Joubour. Mais les hommes des milices chiites de Badr, Asaïb Ahl al-Haq ou Kataeb Hezbollah sont loin d’avoir cédé tout contrôle sur la ville. «C’est étouffant de voir tous ces postes de contrôle, mais c’est peut-être nécessaire pour assurer la sécurité et encourager les familles à rentrer», estime Oum Aïcha, 29 ans. Elle est rentrée début juin avec son mari, rappelé pour réparer le réseau électrique. Les travaux avancent. «Toutes les bombes et explosifs ont été retirés. Plus de 80% de la ville est reliée à l’eau et à l’électricité», dit le maire, Omar al-Chandar. Certains commerces commencent à rouvrir, mais la farine et le gaz manquent encore.
Le premier contact avec la ville déserte est un choc pour ceux partis il y a près d’un an, au moment de l’offensive djihadiste. Après dix mois d’occupation et un mois de combats acharnés, l’ancien joyau de Saddam Hussein, sur les bords du Tigre, porte tous les stigmates de la guerre: palais et immeubles éventrés, voitures calcinées et magasins pillés. Des représentations humaines peinturlurées de noir rappellent la présence récente de l’EI. Ailleurs, ce sont des graffitis à la gloire de l’imam Hussein ou des slogans en persan à celle de l’ayatollah Khamenei qui célèbrent la victoire des milices chiites et de leur allié iranien.
Dans les quartiers situés sur la ligne de front, certains ont retrouvé leur immeuble en ruine. Les autorités locales parlent de 400 maisons détruites. «Le plafond de mon appartement s’est écroulé. Les objets ont été volés ou cassés», se désole Saad Attaoui, venu demander à sa cousine Alia de l’héberger avec sa femme et ses sept enfants. Il fait le tour de la villa cossue, à un étage, sur l’avenue du gouvernorat, qu’un ami parti vivre dans le Golfe prête à sa cousine. Alia, également à la rue, s’est déjà approprié les lieux. Elle a posé ses rideaux jaunes avant même de commencer à nettoyer le salon, jonché de vêtements et de bibelots cassés.
Règlements de comptes
Même loin des zones de combats, certains ont retrouvé leur maison sens dessus dessous, attribuant vols et saccages tantôt à l’EI, tantôt aux milices chiites. Ceux qui ont encore la possibilité de financer quelque temps un exil coûteux font des allers-retours pour nettoyer. Einam Mostafa n’a pas ce luxe: son mari et ses six enfants vivent sur son salaire d’institutrice. Elle laisse éclater sa colère face au milicien qui lui rend visite, malgré les regards inquiets de son mari. «On est content de rentrer. Beaucoup de monde s’est sacrifié pour nous. Mais regardez, tout a été volé dans la maison. Les combattants ont utilisé les draps et les tiroirs comme toilettes», s’époumone ce petit bout de femme de 55 ans.
D’autres n’osent pas encore s’aventurer dans la ville, de crainte d’être la cible de règlements de comptes intertribaux. Au téléphone, Abou Ibrahim, professeur à l’Université de Tikrit, dit être devenu «trop encombrant» pour les responsables locaux, «tous des Joubour», dont il n’a cessé de dénoncer la «corruption». Son appartenance au clan des Albou Nasser est loin d’être un détail. La tribu qui a vu naître Saddam Hussein, honnie des Joubour comme des milices chiites, est accusée, tout comme celle des Albou Ajeil, d’avoir rallié l’EI et participé au massacre de Speicher, le massacre de 1700 conscrits chiites dans la ville, le 12 juin 2014, sous la houlette des djihadistes.
Les agissements de certains membres, et la neutralité passive d’autres, font planer une menace sur tous. «Personne de ces deux clans n’est encore rentré à Tikrit. On craint des représailles, des enlèvements et du racket. Il y a eu des actes de vandalisme contre nos biens. Ma maison et celles de mes trois frères ont été détruites», dit-il. Des négociations entre tribus ont été engagées pour que les villageois qui n’ont pas coopéré avec l’EI soient épargnés par ce cycle de représailles. En attendant, de vastes pans de territoire restent déserts. A 10 kilomètres au sud, dans le bourg d’Al-Aouja, où est né Saddam Hussein, Abou Ibrahim se souvient: «Il y avait un village qui s’appelait Aouja.»