Edward Snowden, l’ex-employé de l’Agence américaine de sécurité nationale (NSA), qui a révélé l’existence de Prism, le système de surveillance mondiale d’Internet mis en place par les Etats-Unis, garde l’espoir d’échapper à la justice de son pays. Le 9 juin, alors qu’il était réfugié à Hongkong, il a déclaré à des journalistes qu’il souhaitait obtenir l’asile politique dans un pays démocratique. Et il a mentionné l’Islande.

Drôle d’idée, penseront certains. Froide, grise, humide, l’île attire les touristes en quête de geysers, moins les expatriés à la recherche de vie paisible. Sauf que depuis 2010 l’Islande a entrepris de se transformer en sanctuaire de la liberté d’expression sur Internet et un centre de résistance contre la surveillance du réseau.

Elle a donc lancé un projet ambitieux baptisé IMMI (Icelandic Modern Media Initiative). Sur le plan technique, le pays se dote peu à peu de serveurs sécurisés pour héberger les documents confidentiels de journalistes soumis à la censure, de dissidents vivant dans des pays dictatoriaux, ou d’ONG travaillant sur des dossiers sensibles… Sur le plan légal, il est en train de construire un «bouclier juridique» destiné à protéger les données hébergées sur son territoire contre les attaques judiciaires venues de l’étranger, et à garantir le secret des activités sur ses serveurs.

Problème: l’Islande fait partie de l’espace Shengen

Dès que les médias ont révélé l’identité d’Edward Snowden et son désir de venir en Islande, l’équipe d’IMMI a publié un communiqué pour lui offrir son soutien inconditionnel: «Nous essayons de contacter M.Snowden pour confirmer que telle est bien sa volonté, et pour discuter des modalités de sa demande d’asile. Notre prochaine tâche sera d’évaluer les implications de son asile en termes de sécurité, car l’Islande n’est peut-être pas le meilleur endroit […]. Nous avons commencé à étudier le protocole juridique pour une demande d’asile, et nous allons demander audience dès cette semaine à la ministre de l’Intérieur.»

Malgré sa détermination, l’équipe d’IMMI sait que la protection des personnes est plus complexe que celle des données informatiques. En mai, la responsable d’IMMI, la députée Birgitta Jonsdottir, expliquait que «des réfugiés informationnels» souhaitant s’installer dans son pays l’avaient contactée, mais qu’ils se heurtaient à un problème: l’Islande fait partie de l’espace Schengen. Signé par 26 Etats, le traité qui en dresse les contours garantit la libre circulation des citoyens européens, mais impose des contraintes en matière de séjour des étrangers et de droit d’asile. Même si M.Snowden réussissait à atteindre l’Islande sans être intercepté par les Etats-Unis, sa situation resterait incertaine.

En revanche, en ce qui concerne la protection des données, le projet est en bonne voie. L’idée de créer en Islande un sanctuaire sécurisé d’envergure planétaire est née fin 2009. Assommée par la crise financière qui vient de ruiner le pays, la population cherche alors à comprendre ce qui est arrivé, et qui est responsable. Les réponses arrivent par Internet, de façon inattendue. Des journalistes locaux reçoivent un courriel anonyme leur conseillant de se connecter sur un site au nom étrange: WikiLeaks. Ils y découvrent une masse de dossiers confidentiels prouvant que la crise financière a été provoquée par l’incompétence et la corruption des patrons des banques nationales. Des documents internes, sans doute envoyés à WikiLeaks par un employé décidé à faire éclater la vérité.

Créer un «sanctuaire informationnel»

Les banques obtiennent qu’un juge interdise aux médias locaux de diffuser les documents. Mais Internet échappe à ce contrôle. En quelques heures, tout le pays est au courant. L’Islande découvre la puissance du réseau mondial, et l’utilité des «lanceurs d’alerte» – employés ou fonctionnaires anonymes soucieux de dénoncer, preuves à l’appui, des actions illégales ou immorales commises par leurs supérieurs.

Un groupe de passionnés d’Internet décide peu après d’inviter à Reykjavik le fondateur de WikiLeaks, Julian Assange, alors inconnu. Accompagné d’une petite bande d’activistes américains et européens, il participe à des débats avec les responsables locaux. Au cours des discussions, l’idée de créer en Islande «un sanctuaire informationnel» voit le jour.

Julian Assange revient en Islande au printemps 2010, pour produire un documentaire d’archives sur un massacre de civils commis par un hélicoptère américain à Bagdad. Il reçoit l’aide de sympathisants locaux, notamment de Birgitta Jonsdottir, alors élue d’un petit parti, le Mouvement des citoyens. Peu après, la députée lance le projet IMMI, et obtient le soutien du Parlement. Le gouvernement de centre gauche décide de s’emparer de l’affaire, et de mener les réformes juridiques et administratives nécessaires.

La stratégie de l’IMMI: recenser les meilleures lois de protection de la liberté d’expression en vigueur dans différents pays, et les importer en Islande, si possible en les améliorant. Après trois ans d’efforts, Mme Jonsdottir estime avoir parcouru la moitié du chemin: «Nous possédons à présent des lois excellentes sur la protection des sources des journalistes, sur le libre accès des citoyens aux informations détenues par l’Etat, et sur la transparence dans le fonctionnement et le financement des médias.»

Le rôle clé de la députée Birgitta Jonsdottir

Prochaine étape: un projet de loi visant à protéger les journalistes et les blogueurs contre les procès abusifs en diffamation, et un autre pour interdire aux prestataires internet de stocker trop longtemps les données de connexion de leurs abonnés. L’équipe d’IMMI réfléchit aussi à un statut juridique protecteur pour les lanceurs d’alerte, agents par excellence de la transparence – qu’ils soient islandais ou étrangers comme Edward Snowden.

Parallèlement, Birgitta Jonsdottir a créé, en 2012, le Parti pirate islandais, en s’inspirant des programmes des «pirates» suédois et allemands: libre circulation intégrale des données sur le Net, réforme complète de la propriété intellectuelle, anonymat des connexions web et utilisation des nouvelles technologies pour créer un système politique fondé sur la transparence et la démocratie participative. Aux élections législatives du 27 avril, le Parti pirate a obtenu 5,1% des voix, et remporté trois sièges au parlement islandais – une première mondiale. Birgitta Jonsdottir reste donc députée, mais sous une nouvelle étiquette. Le nouveau gouvernement de centre droit issu des élections est moins favorable à IMMI que son prédécesseur, mais elle n’est pas inquiète: «IMMI a été créée par un vote du parlement, il faudrait un nouveau vote pour la détruire. Cela n’arrivera pas.»

Dans cette bataille, Birgitta Jonsdottir n’agit pas seulement pour les autres. Elle-même est visée par la justice américaine, dans le cadre de l’enquête lancée après la publication par WikiLeaks de documents secrets américains. Fin 2010, un procureur fédéral a exigé de plusieurs prestataires internet américains qu’ils lui livrent secrètement les données de connexion de certains «collaborateurs de WikiLeaks», dont elle faisait partie.

La société Twitter a refusé d’obéir à cette injonction et a lancé une contre-attaque judiciaire pour protéger ses utilisateurs, ou du moins obtenir le droit de les prévenir. Birgitta Jonsdottir a tenté de s’opposer à la requête du procureur en arguant de son statut de parlementaire. Pourtant, au bout d’un an de procédure, Twitter a été contraint de livrer à la justice les données de la députée. A cette occasion, une juge fédérale américaine a affirmé que toutes les données personnelles collectées par un service internet américain étaient placées sous la juridiction des Etats-Unis, même si l’utilisateur est étranger et se connecte depuis un autre pays.

L’Equateur interessé par l’expérience

Malgré ces déboires, IMMI affirme ses ambitions internationales. Birgitta Jonsdottir, qui siège à la commission des affaires étrangères du parlement islandais, espère avoir son mot à dire sur les projets de traités européens en matière de surveillance et de gouvernance d’Internet. Elle a aussi été contactée par l’Equateur, qui envisage de se lancer dans une aventure similaire. Le gouvernement équatorien est déjà très engagé, puisqu’il a accordé l’asile politique à Julian Assange. Depuis un an, le chef de WikiLeaks vit cloîtré dans l’ambassade d’Equateur à Londres, afin d’échapper à une extradition vers la Suède, où il est recherché pour agression sexuelle, et peut-être ensuite vers les Etats-Unis, où il pourrait être jugé pour espionnage.

Au-delà des grands principes, l’IMMI et les pirates islandais savent aussi se montrer pragmatiques. L’un des trois députés pirates, Jon Thor Olafsson, cantonnier de profession, est chargé de gérer un programme pour inciter des sociétés informatiques étrangères à venir s’implanter dans le pays. Pour les attirer, il mettra surtout en avant le nouvel environnement juridique très favorable, propre à séduire les start-up engagées dans le développement de l’Internet libre, ouvert et non surveillé.

Pour son pays, il imagine un avenir très «Net friendly» (accueillant pour Internet): «Partout, on note un accroissement de la demande pour les systèmes permettant de faire fonctionner la démocratie participative, d’assurer la transparence des administrations, ou de protéger la vie privée des internautes. Cette niche peut devenir à elle seule un secteur très rentable.» Et faire de l’Islande un centre internet d’envergure internationale à la fois prospère et libertaire – le paradis glacé des geeks du monde entier.