Depuis le début des hostilités entre Israël et la milice chiite du Hezbollah, le 12 juillet dernier, l'armée israélienne (Tsahal) a lancé de nombreux raids aériens, puis une offensive terrestre. Professeur de sociologie politique et de communication à l'Université de Tel-Aviv, Yoram Peri a été conseiller politique d'Itzhak Rabin. Il explique au Temps l'emprise de l'armée sur la société israélienne.
Le Temps. Comment expliquez-vous qu'Israël ait déclenché une guerre au Sud-Liban en réponse à une provocation du Hezbollah?
Yoram Peri: Les dirigeants israéliens ont été pris au dépourvu par l'enlèvement de deux soldats à la frontière nord. Ils ne savaient pas quoi faire. Le chef de l'état-major Dan Haloutz a aussitôt présenté à Ehoud Olmert et au ministre de la Défense, Amir Peretz, les plans que ses subordonnés ont élaborés puis améliorés au fil des années. Tout était prédigéré. Face à cela, les politiciens n'ont pas les instruments pour élaborer des solutions alternatives. Ils sont prisonniers des vues de Tsahal puisque l'état-major dispose de plusieurs centres d'études qui ont des vues sur tout et réponse à tout vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous n'avons pas de culture civile en Israël. On ne parle que de force et de pression. Ces mécanismes sont profondément enracinés dans la mentalité des Israéliens. Ceux-ci trouvent d'ailleurs normal de voir Tsahal se mêler de tout.
- Cela signifie-t-il que les dirigeants israéliens font tout ce que veut Tsahal?
- Pas toujours. En 2000, le premier ministre Ehoud Barak a imposé le retrait du Liban-Sud au chef d'état-major Shaoul Mofaz qui s'y opposait. Cinq ans plus tard, c'est également contre la volonté du chef de l'état-major Moshé Yaalon qu'Ariel Sharon a concrétisé son plan de retrait de la bande de Gaza. On notera cependant que Barak a lui-même dirigé l'état-major pendant trois ans et que Sharon en a été l'un des éléments centraux durant une partie de sa carrière militaire. Ils connaissaient la musique. Ce qui n'est pas le cas d'Olmert et de Peretz. Lors du déclenchement de la guerre du Liban, ceux-ci croyaient en effet dur comme fer que l'armée allait écraser le Hezbollah en quelques jours et liquider Hassan Nasrallah en moins de temps qu'il en faut pour le dire. On voit ce qu'il en est...
- Lorsqu'il était ministre de la Défense, l'ex-général Moshé Dayan avait coutume de dire qu'Israël «n'est pas un pays doté d'une armée mais une armée dotée d'un pays». Avait-il tort?
- Israël est un pays en guerre depuis sa création en 1948. Il est donc normal que l'armée y occupe une place différente que dans les pays européens. Son statut est élevé. Elle est au centre de beaucoup de choses au niveau social, économique et politique.
- Pourquoi autant de généraux accèdent-ils à des fonctions politiques importantes, voire au poste de premier ministre comme Itzhak Rabin et Ariel Sharon?
- Tsahal est considérée comme une armée du peuple puisque tous les hommes y passent au moins trois ans de leur vie et les femmes au moins deux. Les généraux passent donc pour de bons représentants de la population. En outre, les officiers supérieurs quittent l'armée avant d'avoir atteint la cinquantaine. Ils sont en pleine force de l'âge et ils jouissent d'un certain prestige. Ces conditions leur permettent d'entamer une deuxième carrière dans la politique. Pour la quinzaine de généraux les plus importants, le passage est d'autant plus facile à négocier qu'ils ont été en contact quotidien avec la classe politique pendant des années. Le chef de l'état-major, le général commandant l'Aman (les Renseignements militaires) et quelques autres sont en effet convoqués régulièrement devant la Commission de la défense de la Knesset ou conviés à participer au Conseil des ministres. Pourquoi ne continueraient-ils pas sur cette voie après avoir pris leur retraite?
- Comment cette poignée d'officiers supérieurs parvient-elle à influencer la politique du pays?
- Dans les démocraties occidentales, l'armée est généralement la grande muette. Elle se plie aux décisions du monde politique. Mais pas en Israël, où la classe politique est faible. Elle peine à résoudre des problèmes aussi importants que notre conflit avec les Palestiniens. L'état-major comble donc le vide en proposant des solutions toutes faites.