Jean-Baptiste Fressoz, historien des sciences: «Libertés de produire et de polluer sont liées depuis l'apparition du libéralisme»
La fin du libéralisme?
Pour l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, le libéralisme a intégré les questions environnementales dès le début du XIXe siècle, mais sans apporter de réponse crédible

Le 9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin signe la défaite du communisme. Ne reste que le libéralisme triomphant. Trente ans plus tard, celui-ci fait face à une crise existentielle qui se manifeste par les inégalités, les populismes et le défi climatique. Peut-on sauver le libéralisme?
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L’apparition il y a plus de 200 ans du principe «pollueur payeur» en témoigne, selon Jean-Baptiste Fressoz: à mesure que nos sociétés s’industrialisaient, le libéralisme a mis au point des artifices pour gérer les dégâts environnementaux. L’auteur de L’Apocalypse joyeuse et de L’Evénement anthropocène (Ed. Seuil), chercheur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, dénonce la même illusion à l’œuvre derrière le concept de «transition énergétique».
Le Temps: La montée des populistes de droite représente-t-elle un nouveau danger pour l’environnement?
Jean-Baptiste Fressoz: La réponse facile serait de dire: «Bien sûr, regardez Donald Trump et les mines de charbon, Jair Bolsonaro et la forêt amazonienne.» Il est indéniable que beaucoup de ces formations, à l’instar de l’AfD en Allemagne ou du FPÖ en Autriche, prônent une approche économique ultralibérale. Mais est-ce si différent des autres formations politiques? Est-ce que l’obsession de Trump sur le charbon ne masque pas le laxisme d’Obama sur les gaz de schiste?
Les libéraux classiques se dédouanent-ils donc trop facilement de leurs responsabilités environnementales?
Face à Jair Bolsonaro, c’est en tout cas très facile pour Emmanuel Macron de se faire passer pour le champion de la planète. Prenez l’exemple de la déforestation en Amazonie: s’il y a une telle pression au Brésil pour produire du soja, c’est qu’il y a un marché européen qui a besoin de nourrir ses animaux.
La destruction de l’environnement est-elle l’apanage du système libéral? Le communisme n’a-t-il pas aussi eu un impact considérable?
Le bilan écologique de l’Union soviétique est tout aussi effroyable, sinon pire. Mais il y a une différence d’échelle. Le bloc communiste a d’abord détruit son propre environnement: pour le coton par exemple, l’URSS a asséché la mer d’Aral, alors que l’Europe de l’Ouest se contentait de l’importer. Au XXe siècle, seuls les pays capitalistes ont eu la capacité de mobiliser les ressources à l’échelle du globe pour nourrir leur croissance économique. Leur grande force, c’est d’avoir reporté la pression environnementale sur d’autres espaces que leur propre territoire.
Le système libéral est-il par définition incompatible avec la préservation de l’environnement? Ou s’est-il dévoyé avec le virage ultralibéral de ces trente dernières années?
Revenons aux fondements du libéralisme. Cette pensée émerge à la fin du XVIIIe siècle et repose sur la notion d’utilitarisme. L’individu n’a pas à être vertueux, moral, courageux ou altruiste. Il recherche son utilité, et le gouvernement permet la rencontre entre l’intérêt individuel et le bien public grâce aux lois. C’est aussi à cette époque qu’émerge l’idée du productivisme, la maximisation de la production pour assurer la paix sociale. Le philosophe Saint-Simon affirme alors que le seul moyen d’arrêter le cycle révolutionnaire, c’est de produire. Il y a donc, dès le départ, un lien étroit entre libéralisme et production.
Ce projet libéral s’incarne à la même époque dans des dispositifs de régulation de la pollution et des risques. Au XVIIIe siècle, celle-ci est encore considérée comme dangereuse car l’environnement est vu comme un concept médical. La police n’hésite pas à fermer une usine jugée trop polluante. Puis, au début du XIXe siècle, on privilégie la stabilité du capital industriel. Il faut extraire les usines de la régulation afin de protéger le droit de propriété. Dès 1810, l’industriel compense le dommage en cas de pollution. C’est l’émergence du principe de «pollueur payeur». La liberté de produire est ainsi liée dès le début à celle de polluer. Le libéralisme a intégré à sa manière les questions environnementales, et nous appliquons ces principes jusqu’à aujourd’hui.
Mais l’émergence du modèle ultralibéral a-t-elle aggravé cette relation entre production et pollution?
En effet, quelque chose a changé durant les années 1980. Prenez l’exemple du premier choc pétrolier de 1973. Plusieurs pays occidentaux mettent alors en place une politique de rationnement de l’essence. Ce rationnement est considéré comme plus efficace qu’une augmentation du prix de l’essence car il incite les consommateurs à dépenser leur argent dans d’autres secteurs d’activité plutôt que d’entraîner une hausse générale des prix. Or cette approche n’a aujourd’hui aucune place dans le débat public. Nous devrions rationner le transport – aérien en particulier – mais nous en sommes à des années-lumière. En France, on évoque timidement une taxe carbone sur les billets d’avion, qui reviendrait à une hausse généralisée des prix. Si le libéralisme a été capable de désinhiber nos sociétés face aux risques environnementaux pour qu’elles s’industrialisent, le néolibéralisme a permis de rendre impensables certains dispositifs qui étaient pourtant employés jusque dans les années 1970.
Vous déconstruisez le vocabulaire lié aux questions environnementales. L’idée de «transition énergétique» serait un leurre. Pourquoi?
Parce qu’elle euphémise radicalement la transformation nécessaire face au changement climatique. Comme si ce qu’il fallait réaliser n’était qu’une nouvelle transition dans la lignée de celles du passé. Or, historiquement, la notion de transition est un fantôme. Au XIXe siècle, nous ne sommes pas passés du bois au charbon, mais au bois plus charbon. Au XXe siècle, la consommation globale de charbon croît en même temps que celle du pétrole.
A ses origines, la notion de transition énergétique est tout sauf écolo. Le terme apparaît pour la première fois lors du choc pétrolier de 1973 afin de remplacer une notion beaucoup plus inquiétante: celle de crise énergétique. A l’époque, on craint un manque de pétrole, et le mot de transition sert à désigner le charbon, le gaz de schiste et le nucléaire. Alors, oui, il faut accomplir une véritable transition énergétique, mais cela n’a pas de précédent historique. Par le passé, nous n’avons qu’additionné les sources d’énergie.
Les progrès des énergies renouvelables ne donnent-ils pas plus de sens à la notion de transition énergétique?
Espérons-le. Mais pour ancrer une éolienne, il faut un socle constitué de 1500 tonnes de béton, lui-même source importante de CO2. Le problème, c’est que nous n’avons jamais fait décroître la masse totale de matières que nous consommons. Nous avons aussi une vision trop technologique de l’histoire en pensant qu’une innovation remplace l’autre. En termes de technologie, c’est discutable – l’aspirateur n’a pas fait disparaître le balai –, en termes de flux de matières, c’est franchement faux.
Au plan politique, les partis écologistes progressent dans plusieurs pays d’Europe. Est-ce le signe qu’une réconciliation est possible entre démocratie libérale et protection de l’environnement?
J’espère que oui. Il n’y a pas d’incompatibilité de principe entre la démocratie libérale et la transition ou la décroissance écologique. Mais un plus grand égalitarisme est la seule façon de faire accepter cette transition. Dans le cas des «gilets jaunes», mouvement déclenché par l’introduction d’une taxe sur l’essence, on a vu l’importance d’une répartition collective de cet effort. Si les décideurs qui imposent cette taxe prennent l’avion tous les trois jours, c’est intolérable pour la population.
Il n’y a donc pas de risque de voir l’émergence d’un autoritarisme vert?
En France, c’est un argument brandi par les contempteurs de l’écologie dans les années 1990, mais la suite de l’histoire témoigne bien plutôt d’une forme de carbofascisme. L’enjeu est de rendre nos sociétés suffisamment démocratiques pour qu’une action puissante sur les infrastructures productives et les modes de consommation soit acceptable. Prenez l’exemple de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen. Le débat s’est concentré sur la catastrophe, les normes, la surveillance, ce qui est normal. Mais à aucun moment le gouvernement n’a expliqué que la France devait se débarrasser de l’industrie pétrochimique (Lubrizol fabrique des lubrifiants pour moteurs thermiques) d’ici 30 ans. Nous n’avons pas ce genre de discussion sérieuse. Un gouvernement dans une démocratie libérale devrait être capable de penser ces enjeux, d’envisager l’ampleur des démantèlements nécessaires et des stratégies de remplacement. Si le libéralisme économique veut être à la hauteur du défi climatique, il doit changer du tout au tout.
Et donc devenir plus réglementé?
Oui, en adoptant une vision à long terme et en acceptant qu’il va falloir contraindre, que tout ne sera pas gagnant-gagnant. Par exemple, le mot clé en ce moment c’est la «finance verte». Pourtant rien ne garantit que les «investissements verts» ne soient pas qu’une addition sur des capitaux «bruns». Les banques, de par leur besoin de rendement, continuent d’investir dans des projets désastreux pour l’environnement. Il faudrait aussi laisser des pans considérables hors marché. Par exemple le système de retraites qui, par capitalisation, intègre l’ensemble de la population dans la recherche effrénée de rendement financier au détriment de l’environnement.