Par les temps qui courent, s’entretenir avec Jean-Marc Rickli, 46 ans, c’est courir un grand risque. Non pas à cause de la propagation du coronavirus: l’homme, un habitué des sports extrêmes, est précautionneux et méthodique, et le centre d’études dans lequel il travaille, le Geneva Centre for Security Policy (GCSP), est désert, entré de plain-pied dans l’ère du télétravail. Le simple titre du chercheur, pourtant, suffit aujourd’hui à faire monter l’angoisse: «Directeur des risques globaux et résilience». Accrochez vos ceintures!

A risques globaux, compétences globales. Loin de se confiner à une spécialisation académique étroite, Jean-Marc Rickli a suivi, dit-il, «un parcours qui serpente». Alors qu’un temps, il veut devenir pilote de chasse dans l’armée suisse, il n’a pas encore 20 ans lorsqu’il obtient sa licence de pilote privé, en 1993. A l’époque, il veut en finir aussi vite que possible avec les études pour se consacrer à sa passion du vol. Mais il se laisse fasciner par les enjeux liés à la géographie puis à la géopolitique.

Un stratège précoce

«J’ai toujours été intéressé par le fait militaire, précise-t-il, mais ici, c’était l’époque du Groupe pour une Suisse sans armée (GSsA), et cet intérêt était plutôt mal vu.» Pour lui, nulle perspective d’un cursus d’études stratégiques. Il postule à Oxford, où il est accepté. Réunir les 100 000 francs nécessaires aux études, grâce à différentes bourses, fait déjà de lui un stratège, avant même de passer la porte de la prestigieuse université.

La menace terroriste, la technologie numérique, les drones, l’intelligence artificielle… Tous ces risques «globaux» s’apparentent encore à de la science-fiction mais, dans l’immédiat, nommé comme professeur dans différents pays du golfe Persique avec un petit séjour dans la Silicon Valley, Jean-Marc Rickli côtoie les officiers supérieurs, les futurs responsables de l’intelligence, mais aussi des férus de technologie qui, à coups d’algorithmes, commencent à dessiner une nouvelle dimension à la planète.

C’est à cette époque que l’organisation de l’Etat islamique (Daech) va se mettre à utiliser la technologie et les réseaux sociaux dans le but de démultiplier ses forces, en termes psychologiques et militaires. Avec le recours à des vidéos horrifiantes, elle en fera usage comme d’un instrument de recrutement et de propagande mondial. Cette stratégie de «choc et effroi» relayée par les réseaux sera une dimension clé pour permettre notamment à l’organisation d’instaurer son «califat». Même lors de son déclin, elle ajoutera notamment l’utilisation de drones armés qui lui donnera la suprématie aérienne – «tactique» – dans la ville irakienne de Mossoul avant de finalement tomber. Une première dans l’histoire des conflits armés.

Le chercheur, qui ne s’épargne rien des images et des informations les plus anxiogènes qui circulent, est aux premières loges. Une évidence le frappe: il n’y a pratiquement personne pour mesurer les conséquences sur la société des technologies émergentes qui s’emballent. Or, dans cette course-là, ce ne sont pas les Etats mais bien les groupes du secteur privé qui se montrent les plus «inventifs» et, potentiellement, les plus dangereux. De chaque fonctionnalité d’une technologie découlent ses propres risques; à chaque innovation, ses utilisations et conséquences imprévues. Pour le résumer en une formule: «La digitalisation de l’espace physique s’accompagne d’une prolifération inarrêtable des données (data) et de leurs utilisations et applications malicieuses.»

Ainsi de la technologie du deepfake, ces «hypertrucages» d’images et de sons qui font les délices de sites pornographiques mais qui peuvent tout aussi bien être utilisés pour saboter un système de surveillance ou, par exemple, une base de données médicale. Ainsi, encore, des développements de la cryptographie et de la blockchain qui, conjuguées entre elles, ont permis à certains acteurs de développer des rançongiciels, soit de bloquer un système tout en rendant impossible de remonter la piste du coupable.

De nouvelles failles

Le monde, vu du bureau de Jean-Marc Rickli, est une jungle implacable avec une croissance ininterrompue de risques à contrer tandis que s’ouvrent constamment de nouveaux pièges et que se dévoilent de nouvelles failles. «Les sources potentielles d’instabilité, souligne-t-il, ne se résument pas aux Etats. Elles proviennent désormais également d’individus qui, jamais dans l’histoire, n’ont eu pareil pouvoir à disposition. L’accès à la violence a été en quelque sorte démocratisé. Il y a désormais quelque 7 milliards de sources potentielles d’instabilité.»

Difficile, à cette étape de la démonstration, de ne pas avoir une nouvelle pensée fugitive pour le coronavirus et sa propagation exponentielle, qui caractérise également les technologies émergentes. Face à de pareilles sources de vulnérabilité, le chercheur propose de compléter la vision traditionnelle de la sécurité avec le concept de résilience. C’est l’idée de pouvoir intégrer un choc et de se remettre sur pied.

«Chaque organisation doit ainsi chercher ses centres de gravité et bâtir des systèmes redondants (des doublons) qui lui permettront tout de même d’agir après avoir subi une attaque ou un choc.» Jean-Marc Rickli est catégorique: «Face à ce genre de nouveaux dangers rendus possibles par les technologies émergentes, nous devons revoir de fond en comble notre manière de fonctionner.»


Profil

2010 Doctorat en relations internationales de l’Université d’Oxford.

2011 Professeur assistant à la Khalifa University, à Abu Dhabi.

2013 Professeur assistant au King’s College London, basé à Doha.

2017 Directeur des risques globaux et résilience au Geneva Centre for Security Policy.

2019 Publication du livre «Surrogate Warfare, la transformation de la guerre au XXIe siècle».