Son nom est indissociable des réformes économiques de l’ère post-soviétique. En 1990, Jeffrey D. Sachs, alors professeur à Harvard, conseille les autorités polonaises, puis Moscou de 1991 à 1993, ainsi que d’autres Etats de l’Europe de l’Est. Avec une fortune diverse et un héritage qui fait toujours débat. Connues sous le nom de «thérapie de choc» ou «big bang», ses recettes prônaient une rupture radicale – par opposition à une transition graduelle – avec l’économie planifiée pour embrasser l’économie de marché et ainsi arrimer l’Europe de l’Est à l’Europe occidentale. Privatisation, retrait de l’Etat, maîtrise de l’inflation, négociation de la dette, le célèbre économiste assume aujourd’hui son approche tout en se distanciant d’un courant ultralibéral auquel il avait été associé par ses détracteurs.

Après avoir piloté le projet Objectifs du millénaire des Nations unies lorsqu’il était le conseiller spécial du secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, Jeffrey D. Sachs est aujourd’hui directeur de l’Institut de la terre (Earth Institute) à l’Université Columbia de New York. Interview exclusive.

Le Temps: Vous avez été, après la chute du communisme, un des économistes les plus influents pour prôner une transition radicale vers une économie de marché. Avec le recul, referiez-vous la même chose?

Jeffrey D. Sachs: Je pense que c’était tout à fait justifié. La question était de savoir à quelle vitesse ouvrir le commerce, rendre les monnaies convertibles, en d’autres termes à quelle vitesse rejoindre l’économie de l’Europe de l’Ouest. La décision d’aller vite et de façon décisive s’est avérée correcte. Bien sûr, la transition a connu un chemin tortueux car c’était l’une des plus importantes révolutions du XXe siècle. Après cinquante années d’un système misérable, il y avait beaucoup de dislocations, beaucoup de difficultés d’ajustement, beaucoup d’échecs, une industrie décrépite héritée de l’ère soviétique. Ces changements étaient inévitables et difficiles. Particulièrement pour les gens âgés de 40-50 ans, dont la vie a basculé entre deux époques très différentes. Il fallait avancer prudemment, cela a souvent été hasardeux. Dans certains pays ce fut efficace, dans d’autres il y a eu beaucoup de négligences.

– Les réformes menées en Pologne ont été considérées comme un relatif succès. Comment l’expliquer?

– La Pologne avait beaucoup d’avantages. Premièrement, elle est voisine de l’Allemagne, ce qui était une très bonne chose en 1989! La Pologne avait de nombreuses relations avec les Etats-Unis grâce à ses émigrés, c’était très important. L’Eglise catholique a par ailleurs joué un rôle déterminant de stabilisateur social et de solidarité. Et la Pologne avait une bonne équipe dirigeante. Cela fait beaucoup d’avantages locaux.

– Pourtant, en 1993, Solidarnosc critique les conséquences sociales de cette thérapie de choc et le pouvoir se scinde. Les Polonais se rebiffent?

– Allons donc! On parle d’un phénomène de dimension historique! Cela n’a pas mené à la guillotine, cela n’a pas conduit à la guerre civile, cela n’a pas provoqué de famine. On parle d’une révolution. Vous pensez que, dans de telles circonstances, les choses auraient pu être complètement linéaires, avec un vote unanime? Bien sûr que non. La Pologne a utilisé les outils de la démocratie, un nouveau gouvernement s’est formé et il a plus ou moins suivi les mêmes prescriptions de réformes que le précédent. Il y a eu des ajustements, il y a eu des enseignements. Mais dans l’ensemble, la Pologne est restée politiquement stable. C’est gratifiant de voir qu’elle est devenue une vraie démocratie. Ce n’est pas arrivé partout.

– Vous avez ensuite conseillé les réformateurs à Moscou de 1991 à 1993. Là, les mêmes recettes ont entraîné un désastre, avec un appauvrissement brutal d’une grande partie de la population et le recul le plus spectaculaire de l’histoire moderne d’une grande économie en temps de paix.

– C’est l’erreur la plus basique et la plus simpliste qui soit! La situation en Russie était complètement différente. Ce n’est pas une combinaison de politiques économiques qui n’a pas fonctionné. Ces politiques économiques n’ont pas été engagées. Je vous donne deux exemples parmi cent: on a suspendu le paiement de la dette de la Pologne, comme je le recommandais, puis on en a renégocié le remboursement. Non seulement les pays occidentaux l’ont accepté, mais ils ont ensuite annulé cette dette pour permettre un nouveau départ à la Pologne.

Rien de cela avec la Russie. Le G7 a explicitement menacé la Russie. Si cette dernière essayait de suspendre le paiement de sa dette, les Occidentaux couperaient tous leurs soutiens. C’était une approche complètement agressive et irresponsable. Deuxième exemple: en Pologne, j’ai aidé à lever des fonds pour un milliard de dollars afin de créer un fonds de stabilisation pour la monnaie. J’ai recommandé la même chose pour la Russie à la fin de 1991. Le Fonds monétaire international (FMI) et le gouvernement américain s’y sont opposés. Le secrétaire d’Etat [américain, James Baker], en 1992, m’a dit explicitement: «Monsieur Sachs, même en supposant que vous ayez raison, cela ne va pas arriver parce que c’est une année électorale aux Etats-Unis».

Ce qui s’est vraiment passé, c’est que Dick Cheney, le secrétaire à la Défense, et l’administration Bush n’en voulaient pas pour diverses raisons. Peut-être était-ce la question des têtes nucléaires, peut-être l’héritage de la Guerre froide, peut-être une méfiance envers Boris Eltsine. Quoi qu’il en soit, Washington ne voulait pas appliquer à la Russie les mêmes mesures de soutien financier qui avaient aidé les précédentes stabilisations. Or la Russie avait besoin d’une assistance financière substantielle, car la crise était bien pire qu’en Pologne.

– Quel était alors l’état de la Russie?

– La Russie était comme un dépotoir en 1991. La crise de la santé était très sévère. Il était par ailleurs évident qu’une réforme politique interne cohérente en Russie serait plus compliquée. La confusion, les conflits idéologiques, la corruption, étaient bien plus grands qu’ailleurs. La Russie n’avait ni société civile ni Eglise capable de jouer le rôle de stabilisateur. Ce n’est pas l’échec d’une politique économique. C’est une réalité de l’histoire. Que faire de cela? J’ai fait un grand nombre de recommandations spécifiques: stabilisation de la monnaie, introduction d’une monnaie nationale séparée, suspension du paiement de la dette, effort de grande ampleur de l’assistance étrangère. Rien de cela ne s’est fait. Ce n’est pas un échec de la «thérapie de choc» ou de l’analyse économique. C’est un échec de la politique au sens large. L’Occident n’a pas voulu – ou pas pu à l’époque – apporter l’aide massive qui aurait été nécessaire. Il n’y a pas eu l’excitation nécessaire pour comprendre que la Russie avait sa première chance de s’ouvrir à la liberté depuis un millier d’années. Néanmoins, le pire ne s’est pas produit. J’ai démissionné à la fin 1993 parce que l’Occident ne soutenait pas les réformateurs, parce que l’augmentation de la corruption au sein du gouvernement russe était inacceptable.

– Et les Européens, pourquoi ne sont-ils pas intervenus?

– Aujourd’hui encore, l’Union européenne n’a pas réellement de politique étrangère. L’UE n’était pas prête à prendre un quelconque leadership en 1991-1992, les institutions internationales qui auraient dû jouer ce rôle étaient sous le contrôle américain. C’est toujours le cas aujourd’hui.

– Que pensez-vous des réformes de Mikhaïl Gorbatchev et du rôle de son successeur à la tête de la Russie, Boris Eltsine?

– Gorbatchev est une des plus grandes figures de notre époque et on lui doit la survie de notre monde. Il est aussi l’une des personnalités les moins reconnues pour son rôle historique. Même pris dans le système soviétique, il a décidé de ne tuer personne en aucune circonstance: voilà sa grandeur. Il a donné la priorité aux valeurs humaines. Je lui donne crédit de tout, même s’il a été très critiqué. Le président Eltsine était très courageux, il avait de bonnes idées, il était plus réaliste que Gorbatchev. Mais Eltsine n’était pas formé et c’était un alcoolique. Et les choses se sont dégradées.

– Il y a vingt ans, vos préceptes pour réformer les économies post-soviétiques prônaient la privatisation, la maîtrise budgétaire et la libéralisation des acteurs du marché. Ces dernières années, vos conseils pour lutter contre la pauvreté ou le réchauffement climatique insistent sur une intervention massive de l’Etat. Auriez-vous opéré un virage idéologique à 180 degrés?

– Que ce soit pour la crise bolivienne en 1985 ou en Pologne et en Russie, j’ai toujours pensé qu’une protection sociale extrêmement active était nécessaire. Il y avait une nécessité d’annuler la dette pour obtenir une assistance à large échelle. Ce n’était pas l’orthodoxie de Washington ou ce qu’on appelle l’orthodoxie «néolibérale». C’est un grand combat que j’ai engagé il y a plus de vingt-cinq ans. L’idée selon laquelle j’étais un fondamentaliste du marché libre et que je suis devenu l’opposé n’est pas correcte. J’ai toujours pensé que les sociétés confrontées à des crises doivent être assistées en tenant compte de leurs conditions réelles. Les expériences de l’entre-deux-guerres, les durs accords imposés à l’Allemagne, la déroute causée à l’Europe centrale par le Traité de Versailles m’ont marqué. Si on ne gérait pas intelligemment la transformation de l’Allemagne et de l’Europe centrale, une nouvelle dictature menaçant le monde aurait pu émerger.

Quand j’attaquais la haute inflation, je me suis toujours référé à John Maynard Keynes. Mon but n’a jamais été de célébrer un marché libre à la Milton Friedman. Je n’ai jamais fait partie du FMI, du réseau bancaire, je n’ai jamais participé à la glorification du consensus de Washington. J’ai toujours tenté de diagnostiquer le contexte et de comprendre la fragilité des pays en crise. J’ai aussi appris au cours du temps à comprendre les crises telles qu’elles sont, et non pas à des milliers de kilomètres de distance.

Quand j’ai observé la situation en Afrique, j’ai trouvé un contexte complètement différent de celui de la Pologne ou de la Russie du fait de la nature, du niveau de développement, des maladies, de la géographie. Quelle a été ma première réaction? «Pourquoi parlez-vous de privatisation ici, pourquoi utilisez-vous les mêmes concepts du FMI? Nous ne sommes pas à Varsovie, nous sommes à Lusaka, c’est différent.» Un docteur ne prescrit pas la même chose à tous ses patients. On peut aussi dire que je deviens un meilleur docteur avec le temps car je vois de plus en plus de patients.