Le Temps: Comment expliquez-vous le retrait américain de l’OMS?
Jeremy Konyndyk: Au sein de l’administration Trump, il y a des professionnels qui mènent une discussion de fond sur la manière de réformer l’OMS. Mais le président n’est pas intéressé. Seule la politique politicienne et électoraliste l’intéresse. C’est la raison pour laquelle il a besoin d’accuser des gouverneurs, la Chine, l’OMS voire l’administration Obama pour le bilan désastreux des Etats-Unis, le pire au monde en termes de décès dus au Covid-19 [210 000, ndlr]. Or il aurait été pertinent de parler des lacunes du Règlement sanitaire international, de la sous-représentation américaine au sein de l’OMS. Mais Trump ne s’intéresse pas à la substance. Toute discussion sur des réformes tombe donc à plat. Les autres Etats membres de l’OMS ont d’ailleurs abandonné l’idée de négocier avec les Etats-Unis pour réformer l’OMS, ce d’autant que les personnes qui mènent les discussions au sein de l’administration Trump ne parlent pas au nom d’un président complètement déconnecté.
De votre point de vue, quelles sont les réformes nécessaires à l’OMS?
Je me suis penché sur la question dès 2014. Je siégeais dans le groupe de travail de la directrice de l’OMS de l’époque, Margaret Chan. J’ai contribué à organiser la riposte américaine à Ebola en Afrique de l’Ouest. C’était une grave crise, que l’OMS a très mal gérée, surtout au début. Beaucoup d’études indépendantes le confirment. Au sein de l’administration Obama, nous étions très frustrés au vu de la mauvaise performance de l’organisation. Or les Etats-Unis avaient dépensé quelque 5 milliards de dollars, déployé 3000 soldats en Afrique de l’Ouest et des centaines de civils. Mais nous étions aussi conscients qu’il était de notre responsabilité, en tant qu’Etat membre, et de celle de tous les autres Etats membres, de prendre le taureau par les cornes pour régler le problème. Et nous avons réalisé qu’il n’y avait pas d’alternative à l’OMS pour gérer ce type de crise. On s’est rendu compte qu’il fallait un programme d’urgence au sein de l’organisation qui dispose d’une certaine autonomie d’action.
Dans une phase ultérieure, quand elle a pris la crise d’Ebola au sérieux, l’OMS a bien mieux agi. C’est la preuve que cette organisation est capable de bien gérer une crise sanitaire. L’administration Obama a apporté son aide pour réformer substantiellement l’organisation en créant le programme de gestion des situations d’urgence sanitaire, l’une des plus grandes réformes jamais menées dans l’histoire de l’OMS. Ces efforts, qui se poursuivent, ont été très fructueux. L’agence onusienne a été très efficace pour appréhender une épidémie d’Ebola à l’est de la République démocratique du Congo en 2018. Il faut toutefois le dire: les réformes jusqu’ici ont été menées sans avoir à l’esprit une pandémie comme le Covid-19. D’autres réformes seront nécessaires.
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Lesquelles?
L’OMS couvre une palette très large en termes d’expertise technique, mais celle-ci manque de profondeur. Pour le Covid-19, elle aurait besoin de plus grandes équipes d’experts techniques. Elles n’en a pas assez car elle ne peut pas les financer. Cette lacune n’est pas nécessairement de la responsabilité de la direction de l’organisation. C’est surtout celle des Etats membres qui ont jusqu’ici refusé d’accroître le budget de l’OMS.
Le manque de ressources et d’expertise technique rend-il l’OMS vulnérable aux pressions des Etats, de la Chine notamment?
La question de la politisation de l’OMS est cruciale même si je pense que le narratif au sujet de la Chine et des pressions qu’elle exercerait sur l’OMS est exagéré. Je ne pense pas que le problème ne concerne que Pékin, qui aurait une capacité d’influence unique dans le cadre de la pandémie de SARS-CoV-2. De nombreux Etats membres exercent aussi des pressions sur l’organisation. On a vu exactement la même dynamique lors de l’épidémie d’Ebola en 2014. Dans les premiers mois, la Guinée a énormément résisté à reconnaître l’ampleur de la crise sanitaire et a exercé avec succès de fortes pressions sur l’OMS et son bureau régional pour la minimiser. En 2018 à l’est de la RDC, le gouvernement congolais a annulé l’élection présidentielle dans certaines régions de l’opposition à cause d’Ebola. L’OMS n’était pas contente, mais elle n’a pas pu protester publiquement contre un Etat membre. La Guinée et la RDC ne sont pourtant pas puissants comme la Chine. Mais elles ont eu un impact sur l’action de l’OMS.
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Au cours de la pandémie de Covid-19, l’administration Trump a court-circuité les Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC), une institution scientifique vénérée à travers le monde. Craignez-vous une dégradation de la coopération scientifique entre l’OMS et les CDC au vu du retrait américain?
Oui, tant l’OMS que les CDC vont en pâtir. Si l’OMS dispose d’excellents experts techniques, elle n’en a pas assez, contrairement à des institutions comme les CDC ou le National Institute of Health aux Etats-Unis. Or, par leur partenariat, les CDC et l’OMS ont pu échanger de manière très bénéfique des experts de la santé.
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Comment évaluez-vous la gestion de la crise sanitaire par l’administration Trump?
Je pourrais en parler pendant des heures. C’est une catastrophe absolue. Les Etats-Unis ont déjà recensé 210 000 morts et 7,5 millions de cas positifs au Covid-19. Or nous aurions pu avoir un bilan peut-être pas aussi impressionnant que celui de la Corée du Sud, mais au moins semblable à celui de l’Allemagne, si on avait réagi correctement. L’administration Trump n’a jamais pris la pandémie au sérieux, ni mis les ressources nécessaires à disposition. Dès février, nous aurions pu nous préparer. La Maison-Blanche a passé le mois à mentir aux Américains en prétendant que le risque était faible, que tout était sous contrôle. En deux mois, très peu de tests ont été faits. Ç’a été un désastre à tous les niveaux, économique, éducatif, politique, sanitaire.
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Avec une nouvelle juge, Amy Coney Barrett, la Cour suprême des Etats-Unis pourrait abroger Obamacare. Quel impact pour les patients Covid-19?
Ce qui a compliqué l’action des Etats-Unis contre la pandémie, c’est la manière dont le système de santé est financé. Les hôpitaux ne sont pas bien préparés parce que l’administration Trump a minimisé le danger du coronavirus, mais aussi parce qu’ils n’étaient pas disposés à augmenter les stocks de matériel, à reconfigurer l’espace hospitalier, à acheter les équipements de protection. La raison? Les hôpitaux se financent en imputant leurs coûts aux assurances maladie. Mais là, impossible de facturer à ces assurances des mesures de préparation. Nombre de responsables des urgences à qui j’ai parlé étaient pleinement conscients des risques. Mais les responsables administratifs de ces établissements ont refusé de dépenser pour se préparer potentiellement en pure perte.
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L’administration Obama avait mis sur pied une unité spéciale de sécurité de santé globale et de défense biologique. Avant que Trump ne la saborde, cette unité aurait-elle changé la donne?
Je ne pense pas qu’elle aurait permis de surmonter le désintérêt du président pour la pandémie. Mais elle aurait permis d’accomplir plusieurs choses et d’éviter la débâcle initiale en lien avec des tests qui ne marchaient pas, un échec inacceptable dans les processus bureaucratiques au sein du gouvernement.