L’ancien premier ministre du Portugal, José Manuel Barroso, a présidé durant dix ans la Commission européenne (2004-2014), période durant laquelle l’Union a doublé de taille. Professeur invité à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève, il s’exprimait en début de semaine sur la multiplication des défis auxquels est confrontée l’Europe, la crise migratoire étant la plus importante. Entretien exclusif.

Le Temps: Federica Mogherini, la Haute Représentante de l’Union aux Affaires étrangères parlait la semaine dernière de risque de désintégration de l’Europe. La crise des réfugiés est-elle celle de trop?

José Manuel Barroso: Je comprends l’appel dramatique de Mme Mogherini, elle cherche une réponse coordonnée des pays de l’UE. Mais il faut remettre en contexte: la véritable crise n’est pas en Europe, mais au Moyen-Orient. Les gens viennent en Europe car c’est une terre d’opportunité, de sécurité et de prospérité. Il est curieux d’observer que les Syriens, même si le régime est appuyé par la Russie, ne cherchent pas à se réfugier en Russie mais en Europe. Si l’Europe n’était pas en paix vous n’auriez pas des millions de personnes qui cherchent sa protection. Bien sûr c’est un défi qu’il ne faut pas sous-estimer. C’est même le plus grand défi auquel doit faire face l’UE depuis des décennies. C’est beaucoup plus sérieux que ce que l’on a appelé la crise de l’euro – une crise n’était en fait pas celle de l’euro mais celle de la finance globale née aux Etats-Unis.

– Pourquoi est-ce plus sérieux?

– Le problème des réfugiés et des immigrants illégaux est essentiellement politique: comment rendre compatible un devoir humanitaire et moral – accueillir des gens en situation désespérée – avec la résistance dans certaines de nos sociétés à recevoir plus d’étranger, notamment lorsqu’ils ont une autre culture et une autre religion. Le seuil de tolérance n’est-il pas en train d’être brisé? Mais l’Europe résistera à cette crise comme elle a résisté aux précédentes. On observe d’ailleurs déjà que les gouvernements, progressivement, comprennent le besoin de solutions mutualisées. Comme pour l’euro: au début, il y avait le refus du bail-out (ndlr: sauvetage), puis on a abouti à l’union bancaire, un grand pas en avant vers l’intégration. Ce sera la même chose pour les règles de l’asile. La commission a proposé un partage des charges, une répartition des réfugiés. Cela ne va pas se faire du jour au lendemain, l’Europe ne fonctionne pas ainsi, mais par adaptation successive. A la fin, vous verrez, l’UE sortira renforcée de cette nouvelle crise.

Les portes doivent être ouvertes sur le plan humanitaire, mais elles ne peuvent pas être totalement ouvertes.

– On n’est peut-être qu’au début de ces flux migratoires, et la crispation est déjà grande, comme le montre la succession de vote de repli en Europe ces dernières semaines.

– Avec 500 millions d’habitants, l’Europe est une des régions les plus riches du monde. Elle en a les moyens s’il y a de la volonté politique. Il faut distinguer entre réfugiés et immigrants illégaux. La réponse est forcément complexe. Les portes doivent être ouvertes sur le plan humanitaire, mais elles ne peuvent pas être totalement ouvertes. Tout en organisant l’accueil des réfugiés, on construit des réponses plus robustes aux frontières de l’UE pour lutter contre les réseaux criminels de trafic d’être humains. Nous allons passer une période de secousses politiques. Les eurosceptiques et les xénophobes sont un fait. Mais nous avons les ressources pour faire face.

– L’Allemagne a eu raison d’ouvrir aussi largement ses portes?

– Oui. C’est beau de voir l’Allemagne prendre cette position. Tempelhof, l’aéroport d’Hitler et des nazis, sert aujourd’hui à recevoir des immigrés de la Syrie. Quel geste! Mme Merkel a pris un risque calculé. C’est dans l’intérêt de l’Allemagne: soit elle importe des travailleurs, soit elle exporte ses entreprises.

Je n’oublierai jamais la terrible expérience que j’ai eue à Lampedusa devant des centaines de cercueils de gens qui sont morts en essayant d’arriver à nos côtes.

– Les discussions pour une répartition des réfugiés au sein de l’UE ont pourtant de la peine de déboucher sur de vrais engagements.

– C’est en cours. La vérité, c’est que les réfugiés sont en train de choisir les pays en Europe qui leur offrent immédiatement des prestations pécuniaires, ce qui est normal. Aujourd’hui, la communication est très facile. Ils visent donc l’Allemagne, la Suède, les pays les plus riches. D’autres pays ouvrent leurs portes mais il n’y a quasiment pas de réfugiés. D’autre part, le système actuel de Dublin, selon lequel le premier pays d’entrée est responsable, doit être revu. Il est évident que l’Italie, la Grèce, la Slovénie ou Malte ne peuvent offrir à eux seuls une réponse. Il nous faut une mutualisation, c’est le débat en cours. Il y a eu un vote avec quatre pays mis en minorité (ndlr: Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie). Ce sont quatre pays anciennement communiste où l’on enseignait l’internationalisme. Il n’était que de façade. On découvre au contraire un fond nationaliste important du fait du manque d’expérience multiculturelle. Il faut tenir compte de ces particularités, mais à la fin on va trouver un consensus. L 'Europe a proportionnellement moins d’étrangers que la Suisse – même si je sais que les lois de naturalisation sont différentes. Il y a un potentiel d’accueil encore considérable. C’est un devoir moral, impératif. On ne peut pas laisser les gens mourir à nos frontières. Je n’oublierai jamais la terrible expérience que j’ai eue à Lampedusa devant des centaines de cercueils de gens qui sont morts en essayant d’arriver à nos côtes. Le discours eurosceptique cultive les amalgames. Imaginons un instant qu’il n’y ait pas d’Union européenne, de système Schengen: pensez-vous qu’il n’y aurait pas de réfugiés? Le problème serait le même. Si j’étais un père syrien, avec mes enfants, que ma ville avait été détruite par des armes chimiques, je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour aller en Europe. De même les Européens ont bénéficié du refuge durant la Deuxième guerre mondiale. Quant l’URSS a envahi la Hongrie, de nombreux Hongrois ont été accueillis, même dans mon pays le Portugal qui était une dictature. Grâce à l’UE on peut y répondre aujourd’hui de façon coordonnée.

– Viktor Orban incarne ce front du refus des réfugiés et du vote populiste. A-t-il encore sa place au sein de votre famille politique conservatrice, le Parti populaire européen (PPE)?

– Il y a eu un débat au sein du PPE. C’est une famille politique très vaste: elle va de Jean-Claude Juncker à Mr Orban dont l’opinion n’est pas majoritaire, loin de là.

Viktor Orban dit à haute voix ce que beaucoup de gens pensent à mi-voix. La préoccupation d’un flux trop rapide et trop massif d’immigrés existe.

– N’a-t-il pas franchi la ligne rouge avec ses prises de position antilibérale sur le plan politique?

– Je connais bien Viktor Orban. C’est un leader populiste, mais il n’est pas fasciste. Quand on parle avec lui au sein du PPE, il dit qu’il doit suivre cette politique pour éviter l’extrême droite. Lorsque j’étais à la Commission nous avons lancé plusieurs procédures à l’encontre du gouvernement hongrois sur la nomination des juges, l’indépendance de la Banque centrale, l’indépendance des médias. Et Viktor Orban a toujours dit qu’il suivrait la Commission. En même temps, Orban dit à haute voix ce que beaucoup de gens pensent à mi-voix. La préoccupation d’un flux trop rapide et trop massif d’immigrés existe. Il faut donner à la xénophobie une réponse civilisée en accord avec nos valeurs.

– Le vote populiste ne s’explique qu’en partie par la peur de l’étranger. L’autre moteur est le sentiment de précarisation sociale. La politique d’austérité – dont vous êtes l’un des fervents soutiens – ne déploie-t-elle pas des effets pervers?

– Imaginez que l’on n’ait pas mené cette politique, le désastre serait encore plus grand. Les Grecs, malgré toutes les difficultés, ont finalement décidé d’accepter la politique européenne car ils veulent rester dans l’euro. Finalement ce n’est pas l’Europe qui a changé de politique mais la Grèce qui a changé de ministre. Il y avait une alternative, mais elle était pire.

– C’est-à-dire?

– L’écroulement complet de l’économie, la faillite complète. Si la Grèce quitte l’euro, je n’ai aucun doute sur les conséquences. C’est pourquoi le gouvernement grec, alors même qu’il est contre cette politique, a dû s’adapter. La vérité est qu’à l’exception de la Grèce, les autres programmes d’ajustement budgétaire ont été des succès. L’Irlande, le Portugal, et l’Espagne ont une croissance supérieure à la moyenne européenne. Mais ce qui est vrai pour ces pays ne l’est pas forcément pour d’autres. La Commission n’a jamais défendu une austérité à tout va. Les gouvernements des pays de la zone euro, de gauche et de droite, à l’unanimité à l’exception de la Grèce ont tous accepté cette politique parce qu’ils savaient que l’alternative était pire. Le problème est qu’il y a des politiciens qui prennent des décisions à Bruxelles et une fois de retour dans leur capitale ils disent que c’est Bruxelles qui les impose. Mais la soi-disant politique d’austérité n’a pas été imposée par la Commission ou la Banque centrale. C’était des décisions d’Etats souverains. Nous étions dans une situation de panique. Il fallait mener une politique d’ajustement crédible pour rassurer les marchés. Mais là, j’ai aussi dit attention: il y a des limites sociales à cette politique économique. C’est vrai que cette politique a testé jusqu’aux limites la résistance de l’Union et de l’euro.

– Est-ce que l’Allemagne ne se rachète pas une bonne conscience en accueillant les réfugiés après avoir malmené les Grecs?

– L’Allemagne est souvent injustement critiquée. C’est le pays qui a mobilisé les plus grandes ressources pour venir en aide aux pays demandeurs. Je n’ai aucun doute sur l’engagement européen de Mme Merkel.

– Et Berlin va finir par accepter une annulation de la dette…

– Certains pays pensent qu’en annulant la dette, on donne des signaux négatifs pour la discipline budgétaire dans l’ensemble de la zone euro. On peut par contre alléger la dette, c’est ce qui se fait. J’en ai souvent parlé avec Mme Merkel qui a fini par accepter par exemple une maturité plus longue de la dette ou des taux d’intérêts plus bas pour le Portugal, l’Irlande ou la Grèce. Si la Grèce réussit ses réformes, il y aura un allégement de sa dette mais ce ne sera pas une annulation. N’oubliez pas qu’en Allemagne il y avait une très forte opposition au bail-out. Je vous livre une anecdote que je pensais réserver pour mes mémoires. C’est pour comprendre comment cela se décide en Europe: un jour, dans une réunion précédent un sommet de l’euro, il y avait Mme Merkel, Mr Sarkozy, Hermann van Rompuy, président du Conseil européen, et Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe. On cherchait une coordination des acteurs les plus décisifs. J’essayais de convaincre Mme Merkel d’être plus généreuse vis-à-vis de la Grèce. Elle disait que c’était difficile pour elle de le faire passer au Parlement. Sarkozy répondait qu’on pouvait le faire. Alors, il y a eu ce dialogue. Merkel: «Mais ton parlement te suit? C’est si facile que cela?» Sarkozy: «Le parlement? Mais pas de problème!» Merkel: «Tu as de la chance parce que mon parlement est très difficile.» Sarkozy: «Oui, tu as un parlement difficile mais un peuple facile et moi j’ai un parlement facile mais un peuple difficile!» En France, si le président décide, c’est fait, surtout s’il a la majorité. Ce n’est pas le cas en Allemagne, c’est un Etat fédéral. Elle est en coalition et il y a la Cour constitutionnelle. Quand Mme Merkel émet des doutes, ils sont légitimes. Elle devait aller progressivement pour convaincre le système allemand. Mais elle a été décisive pour redonner la confiance dans l’euro.

Pour la Suisse et l’UE, je ne vois pas très bien quelle solution on pourra trouver s’il n’y a pas du nouveau du côté suisse.

– Après les élections d’octobre en Suisse, quelle est la marge de manœuvre avec l’Europe?

– La marge de manœuvre est très petite. L’UE voit cela en termes de réciprocité. Si la Suisse veut bénéficier de l’accès au marché européen et à ses bienfaits, notamment la libre circulation des personnes, alors il est naturel que les Européens bénéficient des mêmes droits en Suisse. Ce sera difficile d’un point de vue politique et juridique. Je ne vois pas très bien quelle solution on pourra trouver s’il n’y a pas du nouveau du côté suisse.

– Faut-il revenir sur le vote du 9 février?

– C’est une question sensible. Je suis très attaché à la Suisse, mon premier fils est né à Genève. J’ai vécu cela d’une façon spéciale et pour être franc j’ai été attristé par ce vote. Je peux partager mon expérience, mais je ne peux pas donner la solution. Je sais que des contacts se poursuivent, je les encourage sur un plan informel et j’espère que l’on trouvera un compromis.

– La Suisse est-elle sur la bonne voie?

– Pour le chemin, c’est à la Suisse de décider. Pour l’Europe, nous avons un problème car il y a des traités internationaux. Ne soyons pas trop impatients. J’ai confiance dans la capacité du système suisse à trouver une solution, les gens ont un certain pragmatisme.

– Et si c’était l’Europe qui devenait plus suisse, en se droitisant, avec la montée des souverainistes. Les Anglais pourraient donner l’exemple en sortant de l’Europe…

– Evitons les généralisations. Chaque pays est différent. Ce n’est pas qu’un problème européen. Quand Obama me demandait qu’elle était la situation avec le populisme, je lui retournais la question avec le Tea Party. Ce sont des résistances à la mondialisation, des inquiétudes que l’homme de la rue ressent face à des phénomènes qu’il ne contrôle pas. Il y a la tentation de quitter les grands partis pour aller vers les grands simplificateurs, l’extrême gauche ou l’extrême droite. Ces préoccupations sont légitimes, mais l’Europe a la capacité de les dépasser. Et surtout je pose cette question: imaginons qu’il n’y ait pas d’Europe! Le déchaînement serait certainement plus grand encore. Nous avons des mécanismes, des garde-fous contre les excès.

– Si la Grande-Bretagne obtient des concessions sur la libre circulation, qu’en sera-t-il pour la Suisse…

– Vous allez trop vite. Qui vous a dit qu’il y aura des concessions?

– Les Anglais menacent de sortir de l’Union.

– Pour le moment, il y a eu une réponse très claire des autres pays: des changements dans les principes de la libre circulation ne seraient pas acceptables. Cela reviendrait à établir des différences de classe entre les citoyens. Il n’y aura pas de concession fondamentale. La question des abus des systèmes sociaux est par contre légitime.

– La voie bilatérale a-t-elle encore un avenir?

– Non. Le rapport entre la Suisse et l’UE est tellement important qu’il demande une approche plus globale.