Pour Jussi Hanhimäki, la Guerre froide n’est pas tout à fait morte
entretien
Plusieurs problèmes sont encore lancinants, selon le professeur à l’IHEID Jussi Hanhimäki. Les armes nucléaires, les déficits démocratiques, l’embargo sur Cuba ou la récente guerre russo-géorgienne sont autant d’héritages d’avant 1989
Vingt ans après la chute du mur de Berlin, comment mesure-t-on les effets de la Guerre froide sur le monde d’aujourd’hui? La guerre entre la Russie et la Géorgie de l’été 2008 a montré que le monde d’avant 1989 n’a pas complètement disparu de nos esprits. Responsable de l’unité d’histoire et de politique internationale à l’Institut de hautes études internationales et du développement, le professeur Jussi Hanhimäki a analysé de près la Guerre froide et ses conséquences dans un ouvrage intitulé The Cold War (Oxford University Press, 2004).
Spécialiste de la politique étrangère américaine, il s’est aussi intéressé de près à un grand acteur de la Guerre froide, Henry Kissinger, en lui consacrant un livre, The Flawed Architect (Oxford University Press, 2004). En tant que Finlandais et vu la proximité de son pays avec l’Union soviétique, il a été très sensible à la Guerre froide. Il livre au Temps son regard sur cette période et ses répercussions.
Le Temps: Vingt ans après la chute du mur de Berlin, la Guerre froide est-elle définitivement classée au rang des souvenirs?
Jussi Hanhimäki: Pour beaucoup d’étudiants, la Guerre froide aujourd’hui n’évoque rien de personnel. Cela apparaît presque comme de l’Histoire ancienne… En réalité, malgré des changements aussi radicaux que l’effondrement de l’Union soviétique et la réunification allemande, plusieurs problèmes, qui existaient avant 1989, sont toujours là.
– Lesquels?
– Dans les années 1980, les armes nucléaires étaient un sujet de vive préoccupation. Aujourd’hui, le problème est plus lancinant que jamais. Autre question persistante: peu après 1989, on pensait que le monde libre et la démocratie avaient triomphé grâce à la victoire des Etats-Unis sur l’Union soviétique. La réalité de 2009 est différente. Le modèle démocratique américain ne s’est de loin pas imposé partout à travers le globe. Dans les ex-républiques soviétiques, la démocratie est un concept très relatif. La Chine, le pays le plus peuplé de la planète, est toujours dirigée par un parti unique, le Parti communiste. Même dans la politique américaine, il y a des relents de Guerre froide. L’attitude de Washington par rapport à Cuba n’a pas fondamentalement changé. L’embargo imposé à La Havane en 1962 est toujours en vigueur.
– La démocratie ne s’est pas imposée. L’historien américain Francis Fukuyama, qui prédisait en 1989 la «fin de l’Histoire» s’est donc foncièrement trompé…
– Les historiens n’y ont jamais vraiment cru. La thèse de Fukuyama était peut-être applicable à l’Europe. Mais elle comportait beaucoup de lacunes. Ce n’était pas le seul à penser ainsi. Pour beaucoup de politiciens, la Guerre froide était pratique; elle permettait d’expliquer à son opinion publique de manière simpliste que tout était soit noir, soit blanc. Le monde est beaucoup plus complexe que ne le décrivait à l’époque Fukuyama. L’Histoire n’est pas un processus linéaire. Il n’y a pas de happy end hollywoodien une fois pour toutes. Il s’est agi d’une théorie très ethnocentrique et très offensante. Une manière de dire que la civilisation occidentale a triomphé. C’est une attitude dangereuse qui a poussé l’Occident à humilier la Russie dans les années 1990. Ce n’est pas un hasard si Vladimir Poutine a, en réaction, mené une politique agressive et nationaliste, qui a pu choquer. Une politique qui était, il est vrai, aussi teintée d’une nostalgie du statut de superpuissance qu’avait l’Union soviétique. Au plan intérieur, Vladimir Poutine, lui-même une relique de la Guerre froide, a utilisé ce sentiment d’humiliation à des fins politiques. Aujourd’hui, les choses n’ont pas fondamentalement changé. On pense toujours avoir raison en Afghanistan et en Irak.
– Le monde bipolaire de la Guerre froide a disparu. Par quoi a-t-il été remplacé?
– Le monde multipolaire est devenu une réalité. Ce n’était pas le cas avant 1989. Mais j’aimerais corriger un cliché de la Guerre froide. On l’a présentée comme un monde bipolaire simple. Elle était pourtant beaucoup plus complexe. La Chine par exemple n’a pas toujours joué le jeu bipolaire. L’Inde et les non-alignés non plus. Au Moyen-Orient, la Guerre froide n’était de loin pas le principal facteur de division.
– La guerre entre la Russie et la Géorgie de l’été 2008 n’est-elle pas la preuve que les conséquences de la Guerre froide sont encore perceptibles?
– Dans ce conflit, la Géorgie a été la seule à vouloir agir dans une logique de Guerre froide en allant chercher le soutien des Etats-Unis. Mais ces derniers ont été très réticents et n’ont pas voulu marcher sur les plates-bandes de la Russie. Pour sa part, Moscou n’a pas agi selon une idéologie héritée de la Guerre froide, mais selon sa doctrine de «l’étranger proche». Cette guerre russo-géorgienne a par ailleurs mis en évidence un autre aspect hérité de la Guerre froide: l’OTAN. Après la disparition du Pacte de Varsovie, certains pensaient que l’OTAN allait aussi disparaître. Elle a non seulement survécu, elle s’est même étendue. La Russie a vécu cela comme une continuation de la Guerre froide. Elle n’a cependant jamais considéré l’OTAN comme une véritable menace à sa sécurité nationale. Mais elle a utilisé l’argument comme une arme de négociation et pour empêcher l’Occident d’entreprendre n’importe quoi.
– La Guerre froide avait consacré le statut de superpuissance des Etats-Unis et de l’Union soviétique. Où en sont aujourd’hui ces deux puissances?
– Même si l’administration de George W. Bush a dilapidé une partie du respect dont bénéficiait l’Amérique, les Etats-Unis restent la plus grande puissance et ne sont pas près de perdre ce statut. Ils sont en réalité plus présents à travers le globe que durant la Guerre froide. Après 1989, ils se sont installés là où auparavant les Soviétiques leur barraient l’accès. Des exemples? L’Asie centrale, les pays Baltes, la Pologne ou la République tchèque. Les Etats-Unis restent puissants, mais, paradoxalement, ils sont devenus plus «globaux» qu’à l’époque. Avant, ils étaient les seuls garants de la sécurité de plusieurs pays. Désormais, ils comptent de façon croissante sur d’autres pays pour accomplir avec eux cette mission et se rendent compte que le seul usage de la force est insuffisant. Il faut aussi du soft power. Les Etats-Unis demeurent la plus grande économie du monde et les plus grands pourvoyeurs d’aide. Dans le domaine technologique, ils ont encore une longueur d’avance.
– Et la Russie?
– Il fut un temps où les sommets américano-soviétiques constituaient les moments les plus forts de l’actualité internationale. On se rappelle les sommets Nixon-Brejnev ou Reagan-Gorbatchev. Aujourd’hui, un sommet Obama-Medvedev est important, mais il n’a plus la même aura qu’avant. Au plan international, s’il manque les Etats-Unis et les Chinois dans certaines négociations, rien ne peut avancer. C’est le cas sur le climat. La réunion de Copenhague sans ces deux acteurs ne mènerait à rien. Résoudre le problème du Moyen-Orient sans les Américains semble utopique. Ce n’est pas le cas de la Russie qui a perdu de l’influence sur la scène internationale.
– Et l’Europe?
– Sans la Guerre froide, elle ne se serait pas autant développée. Depuis 1989, elle a considérablement changé. Elle a certes contribué à la paix sur le continent, mais elle est aussi apparue comme une Union positive à laquelle on souhaite adhérer, comme une puissance raisonnable et démocratique. L’Europe a le potentiel d’être plus influente dans le globe que durant la Guerre froide. Elle a un atout majeur: certains de ses membres ont d’excellentes relations avec les Etats-Unis, d’autres avec l’Est et l’Asie, d’autres encore avec le Sud. Les Etats-Unis et la Chine ne disposent pas d’un tel tissu de relations et d’une telle expertise.
– Au plan nucléaire, la Guerre froide semblait plus stable et moins dangereuse…
– Durant la Guerre froide, c’était la doctrine de l’équilibre de la terreur [l’utilisation à grande échelle de l’arme nucléaire promettait une destruction mutuelle totale des deux camps occidental et soviétique] qui prévalait. Elle reposait sur des arsenaux nucléaires considérables. Mais ce type de dissuasion avait aussi ses limites. S’il était impossible de les utiliser contre un pays doté de la bombe, il était aussi impossible de les utiliser contre des Etats non nucléaires pour des questions morales et d’opinion publique. C’était en fait un instrument de diplomatie inefficace et surtout coûteux. Maintenant, la dissuasion consiste surtout à utiliser le Traité – antidémocratique – de non-prolifération nucléaire pour empêcher un pays d’acquérir des armes nucléaires. Mais avec le libre marché, il est plus facile d’accéder à la technologie que par le passé. Le grand danger, c’est que des terroristes mettent la main sur du matériel nucléaire. Dans ce cas, les types classiques de dissuasion ne fonctionnent plus. Par ailleurs, la possession de l’arme nucléaire ne dissuade pas des Etats de mener des activités militaires. Il suffit d’observer ce que font l’Inde et le Pakistan.
– Un des faits marquants de l’après-Guerre froide, c’est la guerre contre le terrorisme.
– Il faut se rappeler qu’au faîte de la Guerre froide les Etats-Unis soutenaient les «combattants de la liberté», les mouvements rebelles contre les Soviétiques qui venaient d’envahir l’Afghanistan en 1979. Mais aussi les Contras au Nicaragua, l’Unita en Angola. Ces soutiens ont provoqué un retour de flamme. Les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis en sont une illustration. Cet événement a fortement changé la donne. Après le fiasco des années 1990, comme en Somalie, les Etats-Unis n’auraient jamais pu lancer des opérations militaires de grande échelle en Afghanistan avec l’appui de l’opinion publique sans de tels attentats. Cette période a toutefois des similitudes avec les débuts de la Guerre froide, avec le maccarthysme des années 1940-1950. Même dans une démocratie comme les Etats-Unis, tout avis dissident, à partir de 2001, équivalait à une trahison.