«Les enlèvements contre rançon et les extorsions sont devenus la norme ici, et non plus une exception», confie le propriétaire d’une usine à Karachi. L’homme de 50 ans se considère plutôt chanceux. Il ne paie que 50 000 roupies (500 francs) par mois pour la «protection» de la mafia quand d’autres autour de lui se font soutirer bien plus.

Plus d’une demi-douzaine de bandes mafieuses quadrillent le poumon économique du Pakistan. Ces gangsters, connus sous le nom de Bhatta Mafia (la mafia de l’extorsion), sont souvent de jeunes hommes entre 18 et 30 ans. Ils opèrent tous sous l’égide des principales formations politiques du pays: le Parti du peuple pakistanais (PPP, au pouvoir), le Parti national Awami (ANP), le Mouvement Muttahida Quami (MQM) et le Haqiqi. Depuis peu, les talibans ont aussi commencé à exiger leur part du gâteau.

La contagion de Bhatta a commencé il y a près de trois ans, selon Anjum Nisar, ancien président de la Chambre de commerce et de l’industrie de Karachi. Au début, le phénomène était concentré dans quelques zones industrielles, mais maintenant, toute la mégapole est touchée. Les zones commerçantes et les marchés sont à la merci des maîtres chanteurs et de gangsters «incontrôlables».

«Tout commence par un appel téléphonique durant lequel ils réclament une somme exorbitante. Puis, ils vous donnent des informations sur l’endroit où vos enfants étudient et où ils traînent. Si vous résistez, soit ils tirent un coup de feu sur vos volets, soit ils vous envoient dans une lettre une balle accompagnée d’une note disant qu’on va utiliser cette munition contre l’un de vos employés ou même contre vous», raconte un commerçant sous le couvert de l’anonymat.

Protection négociée

«Comme tu sais que ces menaces sont réelles, tu essaies de négocier au mieux et de tomber d’accord sur un montant», explique le propriétaire d’une échoppe de Tariq Road, l’un des marchés les plus populaires de Karachi, où l’on compte plus de 2000 magasins. «La police manque de moyens. Même des ministres ou des députés – qu’on connaît personnellement – nous encouragent plutôt à s’arranger avec les mafieux», interrompt son voisin. «C’est incompréhensible que notre gouvernement ne puisse pas agir face à ce fléau qui se passe sous leur nez. Si nos agences de renseignement peuvent déterrer et arrêter des militants extrémistes, je suis sûr qu’ils peuvent s’occuper de ces petits criminels, visibles et faciles à débusquer», lance un autre commerçant.

«Nos jeunes hommes ont trouvé un moyen facile de se faire de l’argent», résume un chef d’entreprise du Plaza, le plus grand marché automobile de pièces détachées de la mégalopole. «Certains ont fait des études, mais ce qu’ils gagnent par le biais de ce racket est bien plus élevé que ce qu’un jeune diplômé pourrait gagner en un mois. En plus, ils portent un pistolet semi-automatique, utilisent un langage grossier et font trembler les gens. Ça leur donne du pouvoir.»

Les commerçants du Plaza disent payer entre 5000 à 10 000 roupies (entre 50 et 100 francs) par an à chaque bande mafieuse. «On reçoit aussi des appels téléphoniques qui nous intiment de rassembler entre 200 000 et 500 000 roupies (2000 à 5000 francs) en quelques jours», ajoute un ami. Pour Arshad Islam, la solution est radicale: «Il faut nettoyer Karachi de ses armes, et ces jeunes flingueurs retourneront à la raison.» Selon l’ancien président de l’Association pakistanaise de l’automobile, il faudrait aussi imposer un couvre-feu le soir: «Cela aurait un effet dissuasif, vu que de nombreux pillages ont lieu durant la nuit.»

Karachi produit près de 95% du commerce extérieur du Pakistan et contribue à hauteur de 30% à la production industrielle nationale. Mais les agissements de la Bhatta Mafia font fuir les industriels et rendent les affaires peu rentables. «Nous devons payer de notre poche la sécurité privée pour nos usines et notre famille. Les 30 000 policiers déployés dans les rues ne sont tout simplement pas assez nombreux pour gérer les 21 millions d’habitants de cette ville tentaculaire. En plus, les taux d’assurance ont également grimpé», se plaint Anjum Nisar. Pour l’ancien président de la Chambre de commerce, faire des affaires est devenu bien plus cher à Karachi que dans d’autres villes de la région. Et c’est tout le pays qui en pâtit.