A Kiev, une église avec les révolutionnaires
Depuis samedi, un monastère protège une centaine de manifestants. Les moines ont choisi leur camp

La règle des moines de Saint-Michel-au-Dôme-d’Or se trouve chamboulée. Malgré la volonté du père supérieur de maintenir autant que possible la discipline, la révolution a fait irruption dans l’enceinte du monastère et avec elle, un peu de désordre. Une centaine de manifestants ont fait du monastère leur base arrière. Ils campent dans l’église Saint-Michel et dans les jardins, protégés par les murs et par les religieux qui ont interdit aux forces de l’ordre de pénétrer dans le sanctuaire. Le monastère de Saint-Michel a une valeur symbolique car il relève du patriarcat ukrainien orthodoxe de Kiev, excommunié par le patriarche de Moscou.
Taras Pedrenko montre un bandage, les os de deux de ses doigts ont été brisés par les matraques: «Nous n’avons pas choisi, Saint-Michel avec ses hauts murs était l’abri le plus proche.» Samedi avant l’aube, quand les barkuts (forces antiémeutes) investissent la place de l’Indépendance, faisant plus de 150 blessés, il s’enfuit avec ses camarades pour se réfugier sur la butte voisine et arrive devant le monastère.
Chaque matin, à 7 heures, Ruslan ouvre la porte en bois et les grilles de l’entrée principale de Saint-Michel. Lorsqu’un gardien l’a appelé pour lui dire qu’il fallait faire une exception à la règle et ouvrir avant l’heure, le sang de l’étudiant en théologie ne fait qu’un tour. Il prend une décision lourde de conséquences, explique Sergyi, son camarade de volée: «Il ne s’agit pas de politique mais d’humanité. Je suis arrivé peu après. Les barkuts faisaient le siège à l’extérieur. Nous nous sommes interposés. Ils n’ont pas osé attaquer.» Pour tous les manifestants, l’Eglise a montré son parti pris en faveur des révolutionnaires.
La communauté chrétienne d’Ukraine est divisée en plusieurs communautés: l’Eglise orthodoxe d’Ukraine a été longtemps la plus importante. Mais en 1992, le métropolite Filaret décide de s’émanciper de la tutelle du patriarche de Moscou. Versé dans le patriotisme, il veut créer un patriarcat ukrainien national. La sanction ne tarde pas: il est excommunié et son Eglise orthodoxe d’Ukraine, patriarcat de Kiev, qui représente aujourd’hui 17% des fidèles, est exclue du canon orthodoxe. Le monastère de Saint-Michel-au-Dôme-d’Or et l’église attenante date de la même année, reconstruits à neuf, dans un terrain vague, sur le lieu d’une ancienne église détruite par les Soviets en 1936.
Les manifestants habitent désormais à Saint-Michel avec la bénédiction des moines. Anatoly est arrivé de Lviv, la grande ville de l’ouest, aux premiers jours de la révolte. Il n’a pas d’autre lieu où dormir et, en raison de l’hospitalité des moines, il a décidé de rester plus longtemps: «Sur Maidan, l’atmosphère a totalement changé. C’est devenu très politique, alors qu’ici le mouvement est resté citoyen.» Contrairement à la place de l’Indépendance que les Ukrainiens appellent Maidan, il n’y a aucun drapeau de parti dans l’enceinte du monastère.
Jana Roudenko étudie le français à l’Université de Kiev. Elle est l’une des bénévoles qui chaque jour, à côté de l’église, recueille des vêtements de seconde main qu’elle redistribue ensuite aux manifestants. «Les bottes rembourrées sont les plus demandées, mais nous avons surtout des gants, des pulls et des écharpes», explique-t-elle. Une dame en manteau de fourrure glisse l’équivalent de 20 francs, une grosse somme, dans le tronc des révolutionnaires. «Les dons pleuvent. Quand les gens viennent à la messe, ils nous donnent quelque chose», se félicite Jana. Deux vieilles font la manche à l’entrée et ne voient pas d’un bon œil les nouveaux venus, mais le Père Sergyi, lui, n’y voit rien à redire, et certainement pas une concurrence déloyale: «Ils ont faim, ils ont froid, mais nous sommes avec eux et saint Michel les protège.»
La nuit est tombée vers 16 heures, hier, et le vent s’est levé. Des militants ont allumé des braseros, Jana Roudenko aide à toutes les tâches, pendant que d’autres servent un brouet fumant. Comme chaque jour, les moines laissent les portes de l’église ouverte et garnissent le sol de tapis, en guise de lits. Bientôt, les manifestants seront une cinquantaine à dormir enveloppés dans des couvertures sous les fresques représentant les œuvres de saint Michel, dans son armure, terrassant le Malin.
Jana Roudenko ne fréquente plus les cours depuis la semaine dernière. Elle dort chez elle mais passe la journée au monastère: «Je continuerai jusqu’à la démission du président. Je veux vivre dans un monde où les manifestants pacifiques ne sont pas frappés à mort par les barkuts. Nous voulons la liberté, et la liberté c’est l’Europe.» A côté d’elle, Anton Maleyev milite au sein d’un mouvement citoyen. Il déplore les tergiversations des politiciens de l’opposition qui ont pris la tête de la contestation: «Dix-neuf personnes ont été frappées puis arrêtés samedi matin, elles risquent des années de prison. Nous avons organisé une marche vers le siège de la police aujourd’hui. Mais aucun politicien ne s’est joint à nous.» Surtout il craint que d’autres ne se fassent arrêter: le gouvernement a demandé aux recteurs de lui transmettre les noms des étudiants grévistes.
«Ils ont faim, ils ont froid, mais nous sommes avec eux et saint Michelles protège»