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«L’afflux de réfugiés menace notre existence»

Deux millions de Syriens ont fui dans les pays voisins. Selon le ministre des Affaires étrangères de Jordanie, la solidarité internationale est nécessaire

«La stabilité de notre région est primordiale.» — © AFP
«La stabilité de notre région est primordiale.» — © AFP

Pour les Etats frontaliers de la Syrie, la côte d’alerte est très largement dépassée. Depuis le début du conflit, 6 millions de personnes ont été poussées sur les routes de l’exode, dont 4 millions à l’intérieur du pays et 2 millions qui ont cherché refuge au Liban, en Turquie, en Irak ou en Jordanie. Tous ces pays ont maintenu leur porte ouverte. Mais pour chacun d’entre eux, ce fardeau démographique et les pressions qu’il exerce sur les infrastructures, les ressources en eau, en énergie, les systèmes de santé ou d’éducation et le marché du travail, sont devenus insoutenables.

Mercredi, quatre ministres de ces pays se sont réunis à Genève sous l’égide du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) pour lancer un appel solennel à la solidarité internationale, qui a fait défaut jusque-là. Officiellement, l’éventualité d’une intervention occidentale en Syrie n’a pas été discutée lors de cette rencontre, mais l’impact accélérateur qu’elle aurait sur le flux de réfugiés était dans tous les esprits. «Nous devons être humbles et admettre qu’il n’existe pas de solution humanitaire à cette crise. Seule une solution politique pourra mettre un terme au cycle de l’horreur. Elle est urgente», a insisté Antonio Guterres, le haut-commissaire pour les Réfugiés. Le 30 septembre prochain, lors du Comité exécutif du HCR, un débat ministériel élargi accueillera les représentants de 87 pays, des agences onusiennes et des institutions ­financières internationales. Il s’agira de «structurer et d’institutionnaliser» la réponse internationale à cette crise, «la pire de ce siècle», selon Antonio Guterres.

Lors de son passage à Genève, Nasser Judeh, ministre des Affaires étrangères de la Jordanie, a accordé une interview exclusive au Temps.

Le Temps: Qu’attendez-vous dela communauté internationale? De l’argent?

Nasser Judeh: Non, il ne s’agit pas que d’argent, mais de répartition du fardeau, de solidarité, d’aide au développement des communautés qui accueillent ces réfugiés. La Jordanie, dont la population compte près de 6 millions de personnes, en a accueilli 600 000. Quand 11% de votre population est composée de réfugiés, ce qui correspondrait, aux Etats-Unis, à 35 millions de personnes frappant à la porte en un maximum de dix-huit mois, la menace qui pèse sur votre pays est existentielle.

Si le rythme des arrivées reste le même, d’ici à la fin de l’année, les réfugiés représenteront 14-15% de la population et probablement 20% d’ici au milieu de l’année prochaine.

La Jordanie continuera d’exercer cette responsabilité pour le compte de la communauté internationale, si la communauté internationale lui vient en aide pour qu’elle puisse continuer.

– Avez-vous songé à fermer votre frontière?

– La Jordanie ne l’a jamais fermée. Durant certaines périodes, le nombre de réfugiés a pu drastiquement baisser en raison d’une activité militaire intense.

– Redoutez-vous qu’une intervention en Syrie accélère l’afflux?

– Depuis l’attaque chimique du 21 août, deux à trois fois plus de réfugiés arrivent chaque jour en Jordanie. Notre scénario cauchemar est celui de dizaines de milliers de Syriens tentant de franchir la frontière en une seule nuit. Or la prise en charge d’un seul réfugié nécessite un travail considérable. Ils traversent des terrains accidentés, où les véhicules ne peuvent pas circuler. Beaucoup sont blessés. La plupart a un besoin désespéré d’abri, d’eau, de nourriture. La capacité des forces armées à les prendre en charge a de loin dépassé son potentiel. Et c’est un cauchemar logistique qui absorbe beaucoup de nos ressources.

– Comment vous y préparez-vous à ce «scénario cauchemar»?

– Nous sommes en train de construire un troisième camp de réfugiés. Il n’est pas encore achevé. Le camp principal, Zaatari, accueille 135 000 personnes. Mais près de 450 000 réfugiés vivent dans les villages ou les centres urbains jordaniens. Dans beaucoup de municipalités, les infrastructures de base sont presque intégralement accaparées par leur prise en charge.

– Beaucoup d’autres menaces pèsent sur la Jordanie: propagation du conflit, armes chimiques, djihadisme… Quelle est la pire?

– Les facteurs d’instabilité sont nombreux dans notre région. Nous maintenons que la préoccupation centrale reste le conflit israélo-palestinien. Mais nous sommes encouragés par les trois ou quatre rounds de négociations qui ont eu lieu depuis la reprise des pourparlers. Nous estimons que la résolution de ce conflit et l’établissement d’un Etat palestinien indépendant, qui vivrait en paix et en sécurité à proximité d’Israël, permettrait de remédier à la principale cause d’instabilité dans la région.

En Jordanie, nous avons constamment mis en garde depuis le début de la crise syrienne contre le risque qu’elle entraîne une escalade des violences ethniques et sectaires dans la région. C’est le cas: nous sommes confrontés à des violences interethniques, entre musulmans, une opposition entre musulmans et chrétiens, un affrontement entre extrémistes et modérés. Il faut tout faire pour endiguer cela, c’est pourquoi nous avons accueilli récemment deux conférences à Amman. L’une a réuni toutes les composantes de l’islam, venues de différents pays pour exprimer leur rejet de la violence sectaire. Une conférence s’est aussi tenue sur la chrétienté dans le monde arabe. Sa Majesté [le roi Abdallah II] fait le maximum pour résorber les fossés sectaire, ethnique et interconfessionnel.

L’usage des armes chimiques est une autre cause sérieuse d’instabilité. Laquelle de ces préoccupations nous inquiète le plus? Nous sommes dans une région turbulente et toutes nécessitent que l’on s’en préoccupe. Heureusement, la Jordanie n’a pas la complexité ethnique et sectaire d’autres pays de la région. Mais nous sommes très inquiets de l’instabilité démographique que peut engendrer l’afflux de réfugiés.

– A quel point est-il inconfortable d’être un allié des Etats-Unis et, en même temps, si proche et dépendant économiquement de la Syrie?

– Notre économie a toujours été au défi, quel qu’ait été le contexte. Nous avons deux problèmes essentiels. Le premier est la pauvreté de nos ressources en eau. Le deuxième est l’énergie: la Jordanie importe 96% de ses ressources énergétiques. Mais nous avons une population très qualifiée et éduquée et ce capital humain pallie nos faiblesses. Et pour compenser les pressions économiques, un processus de réforme politique inspiré par le roi nous a permis de devancer le Printemps arabe. Rien que cette année, des élections parlementaires et municipales se sont tenues [boycottées par les Frères musulmans].

– Mais votre proximité géographique avec la Syrie vous met-elle sous pression? Des Etats-Unis, par exemple?

– Non. La Jordanie n’agit qu’en fonction des intérêts de la Jordanie.

– Où est son intérêt aujourd’hui?

– Il réside dans la stabilité de notre région, comme je vous l’ai indiqué. Depuis la fondation de la Jordanie moderne, sa diplomatie a toujours consisté à avoir de bonnes relations avec tout le monde.

– Le canal diplomatique reste ouvert avec Damas?

– Nous maintenons nos échanges diplomatiques au minimum, mais l’ambassade syrienne est toujours ouverte en Jordanie.

– L’opposition syrienne devait ouvrir une ambassade à Amman.

– Ce n’est pas à l’ordre du jour mais nous sommes en contact avec ses représentants, nous les avons reçus, parce que nous opérons selon des paramètres définis par la Ligue arabe, et parce qu’il nous semble important de parler à tout le monde. C’est pour cela que nous encourageons la tenue de Genève 2.

– La Jordanie peut-elle aider à un processus de négociation entre Syriens?

– Nous sommes d’avis que seule une solution politique mettra un terme au bain de sang, aux destructions en Syrie et à leurs conséquences humanitaires. Nous pensons que Genève 2, qui aurait pour but de rendre opérationnels les éléments clés définis par Genève 1, dont la mise en œuvre d’un gouvernement de transition, doit réunir le pouvoir et l’opposition. Nous travaillons avec beaucoup de pays pour faire en sorte que cette voie soit suivie.

– Maintenez-vous que la Jordanie ne sera pas une «rampe de lancement» pour une intervention étrangère en Syrie?

– Oui.

– Des rebelles syriens s’entraînent-ils en Jordanie?

– Non. Il n’y a pas de camps d’entraînement en Jordanie.