Départs en série au sein du parti d’Erdogan

Turquie Huit députés ont quitté l’AKP du premier ministre depuis deux mois

Celui-ci accuse l’imam Gülen de «complot»

Ce n’est pas encore l’hémorragie que certains s’empressent de décrire, mais les chiffres sont indéniables: le Parti de la justice et du développement (AKP), vainqueur de toutes les élections depuis 2002 en Turquie, n’a jamais eu si peu d’élus à la Grande Assemblée nationale. Ils sont 319 désormais (sur 548 sièges), contre 327 au début de la législature, en juin 2011. Les huit députés «manquants», dont deux anciens ministres, ont tous quitté le parti au cours des deux derniers mois.

Depuis que la police d’Istanbul a interpellé, au matin du 17 décembre, des dizaines d’hommes d’affaires, de bureaucrates et de proches du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan crie au complot. Il accuse un ancien allié, un imam du nom de Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis. Sa puissante communauté aurait infiltré la police et la magistrature, et monté de toutes pièces une enquête anti-corruption pour discréditer le gouvernement. Fethullah Gülen dément: il vient de porter plainte en diffamation contre le chef du gouvernement.

A ce jour, quatre élus de l’AKP ont présenté leur démission en s’indignant des accusations contre l’imam et ses fidèles. La presse anti-Erdogan prédit déjà «une vague de défections» et spécule sur le nombre de parlementaires «gülenistes» dans les rangs de l’AKP. «Seul le premier ministre connaît leur nombre», explique Menderes Çinar, professeur à la Faculté de sciences politiques de l’Université Baskent d’Ankara. Pour ce bon connaisseur de l’AKP, «si Erdogan s’autorise de telles attaques contre la communauté Gülen, c’est que les députés concernés ne doivent pas être très nombreux».

De plus, observe Menderes Çinar, les autres démissionnaires sont peu suspects d’affinités avec le mouvement Gülen. «C’est le cas de députés comme Idris Naim Sahin et surtout Ertugrul Günay [ndlr: respectivement anciens ministres de l’Intérieur et de la Culture], lequel a justifié son retrait par une déception profonde à l’égard du style politique et des reculs démocratiques de Recep Tayyip Erdogan».

A l’AKP, on minimise l’ampleur des défections. «Nous ne sommes pas surpris par ces quelques départs, il est évident que certains ont obéi à des instructions», commente Özlem Zengin Topal, responsable de la branche féminine de l’AKP à Istanbul. Par «instructions», cette avocate proche du premier ministre sous-entend que Fethullah Gülen ou son entourage ont orchestré ces démissions. «Il n’y a aucune inquiétude au sein de l’AKP. Personne ne redoute d’autres départs, assure-t-elle. L’opposition, incapable de nous battre dans les urnes, fonde tous ses espoirs sur d’inexistantes divisions au sein de l’AKP. Ils vont être déçus.»

Özlem Zengin Topal se félicite aussi du retour au bercail d’Erdogan Bayraktar. Cet ancien ministre de l’Urbanisme, dont le fils est l’un des suspects de l’enquête anti-corruption, avait démissionné de ses fonctions et du parti le 25 décembre, appelant même le chef du gouvernement à l’imiter. Lundi, il est revenu sur sa décision, s’est excusé pour ses propos et a réaffirmé sa fidélité à Recep Tayyip Erdogan.

A l’inverse, son collègue Idris Bal clame que «chaque jour qui passe me conforte dans ma décision d’avoir quitté le navire». Sans cacher son «respect» pour Fethullah Gülen, ce député nie fermement avoir démissionné sur ordre. «Quand j’échange en privé avec des collègues de l’AKP, beaucoup me confient leurs inquiétudes, raconte-t-il. Ils hésitent à les afficher haut et fort, par peur d’être considérés comme des traîtres.» Mais selon lui, «tant que l’AKP continuera d’être la force politique dominante du pays», les risques de défections massives ou de scission restent minces.

Les élections locales du 30 mars auront donc valeur de test. «D’ici là, les députés de l’AKP qui ont été blessés par les attaques contre le mouvement Gülen ou sont inquiets de la voie prise par leur parti vont se contenter d’attendre», estime Mustafa Yesil, président de la Fondation des journalistes et écrivains (GYV), puissant relais des gülenistes et dont le président d’honneur n’est autre que Fethullah Gülen.

En accusant le prédicateur de tous les maux qui l’accablent, Recep Tayyip Erdogan perd-il des électeurs? «La base de l’AKP est conservatrice et, à ce titre, coïncide en partie avec la base de notre mouvement. Ceux qui respectent Gülen vivent une coupure affective avec l’AKP et cette coupure se traduira forcément dans les urnes, même s’il est trop tôt pour dire dans quelle proportion», répond Mustafa Yesil. Il tente une comparaison: «Pendant la contestation antigouvernementale de l’été 2013, le premier ministre a eu des mots très durs contre des manifestants qui de toute façon, dans leur grande majorité, n’avaient pas voté pour lui. Là, c’est différent: il s’en prend à une partie de sa propre base. C’est plus risqué.»

Le politologue Menderes Çinar partage cette analyse mais rejette toute conclusion hâtive. «Depuis l’opération anticorruption, le climat politique est tel que si l’AKP perd des voix aux élections locales, cela sera immédiatement interprété comme une conséquence de la dispute AKP-Gülen. A mon sens, ce serait donner aux gülenistes un poids qu’ils n’ont pas.» Pour ce spécialiste de l’AKP, le parti «perd en crédibilité sur la scène nationale et internationale» depuis quelques années déjà. «Plus qu’une baisse de quelques points de pourcentage, la perte d’une grande ville comme Istanbul ou Ankara serait le signe d’un échec de l’AKP, avance-t-il. Et c’est cet échec, s’il a lieu, qui pourrait provoquer d’autres démissions.»

Un ancien ministre a justifié son retrait par une «déception profonde à l’égard des reculs démocratiques»