Rachid Tlemçani est professeur à l’Université d’Alger, spécialiste des relations internationales et des questions de sécurité. Il a aussi enseigné aux Etats-Unis, notamment à Harvard. Interview.

Le Temps: Quelle est la place de l’Algérie dans le concert des nations?

Rachid Tlemçani: Il y a eu trois étapes. Celle du parti unique (ndlr: le FLN, le parti des héros de la libération). L’Algérie était alors le fer de lance des mouvements de libération, un modèle de révolution armée tiers-mondiste. Il y a eu ensuite la phase de déclin, et l’Algérie a vraiment touché le fond pendant le terrorisme des années 1990. La troisième période a débuté avec l’élection d’Abdelaziz Bouteflika. Elle a ouvert une perspective de normalisation sur la scène internationale qui a résulté d’un cocktail de facteurs. Quand Bouteflika est arrivé, le terrorisme avait déjà considérablement reculé. En tant qu’ancien ministre des Affaires étrangères (1965-1978), la personne même de Bouteflika a aussi eu un impact. Et, depuis que l’Algérie jouit de la rente des hydrocarbures, les investisseurs internationaux s’intéressent au grand marché algérien. Cela a changé l’image du pays.

– Vous qualifiez l’Etat d’autoritaire. C’est-à-dire?

– Comme dans tous les pays arabes, l’Etat algérien est antidémocratique. Les institutions électives sont des coquilles vides, le pouvoir réel est opaque. C’est souvent un pouvoir informel qui décide. Et la corruption est très répandue. Elle l’est avec la bénédiction des puissances occidentales: c’est la stabilité qui les intéresse dans les pays arabes et africains. Elles se fichent de l’épanouissement de la démocratie. Ce qu’elles veulent, c’est faire du commerce.

– On évoque le «régime» ou le «système» algérien, mais on peine à en tracer les contours.

– Le système est une osmose entre privé et public. Il est difficile à saisir car l’Algérie est une jeune nation. Comme dans les nations arabes ou tiers-mondistes, le système est en voie de construction et la régulation n’est pas encore au point.

– Vous dites aussi que le pouvoir algérien se moque des pressions extérieures que des militants des droits de l’homme appellent de leurs vœux.

– Oui, pour deux raisons. La première est que l’Algérie a instrumentalisé le terrorisme pour se réinsérer au niveau international. Certains experts parlent d’une «école algérienne» et les Etats-Unis et la France s’en sont inspirés pour développer la lutte contre le terrorisme. Il y a aussi le facteur financier. L’Algérie est à la tête d’un gros magot. Les pays étrangers veulent en faire un partenaire fort et crédible, qui en plus a de l’argent. Cela lui a redonné une légitimité énorme, alors qu’en 1995 elle était en faillite.

– Pensez-vous que l’abstention sera élevée à la présidentielle?

– Toute la classe politique va voter pour prêter allégeance. Les rentiers du système ont intérêt à ce qu’il perdure. Dans les zones rurales, les autorités ont effacé la dette de fermiers. Toute une smala de gens qui leur sont rattachés va voter. L’effet du populisme est dévastateur au sein du monde rural, comme la promesse d’un million de logements. Pour y prétendre, il faut remplir un dossier administratif dans lequel figure la carte électorale.

Enfin, Abdelaziz Bouteflika jouit d’une certaine popularité. Reste à la mesurer. Le populisme de tendance nationale est très fort dans le monde arabe, plus que l’islamisme, un phénomène éphémère qui n’a pas de racines profondes. On table officiellement sur 70% de participation. Elle pourrait être supérieure. Bouteflika veut un plébiscite pour couronner «son œuvre».

– Pourquoi n’a-t-il aucun opposant crédible?

– La construction d’une opposition est un processus historique. Le multipartisme a été introduit en 1989 en Algérie. Il y a ensuite eu la décennie terrible. Depuis, tout a été fait pour que le multipartisme sincère et propre n’émerge pas. Par «l’effet de rente», le pouvoir arrive à récupérer tout le monde, surtout depuis qu’elle est devenue astronomique. Cela crée une mentalité parasite qui est contre tout développement démocratique.

– D’où peut venir le changement?

– L’après-Bouteflika sera la grande inconnue. Rien n’a été prévu et tout est imaginable, le scénario catastrophe, comme la guerre civile, ou une transition «intelligente», c’est-à-dire la constitution d’un consensus sur une base solide pour mettre au point un projet de société. Ce deuxième scénario est le plus plausible, du moins on l’espère bien.