Martin Simecka: Merci pour le compliment, mais il est inexact! Ce discours était très exagéré. Il a fait de nous des révolutionnaires en 1989, alors qu'à l'époque il n'existait aucune contestation dans ce qui était la partie slovaque de la Tchécoslovaquie communiste. Le mouvement démocratique est parti de Prague, qui comptait plusieurs centaines de dissidents. Alors qu'à Bratislava, on les comptait sur les doigts d'une main… En vérité, les Slovaques n'ont jamais lutté contre le communisme. Bush a livré sa version personnelle de l'histoire slovaque, écrite par ses conseillers, une version mythifiée qui convient au message missionnaire qu'il veut faire passer actuellement dans la région. Il n'a pris que l'exemple, tronqué comme je viens de le dire, de 1989, parce qu'il concerne une lutte pour la liberté contre le communisme. Mais dans l'histoire slovaque, l'année 1944 est probablement plus importante: elle voit le pays se soulever contre le régime clérico-fasciste et pro-nazi de Jozef Tiso. L'année 1993 l'est tout autant: c'est celle de notre accession à l'indépendance. Bush n'en a même pas parlé, ce qui est plutôt ridicule.
– Qu'avez-vous fait de votre liberté retrouvée?
– Nous en avons fait ce que les petits peuples peuvent en faire. Nous l'utilisons, mais elle est relative. La Slovaquie est une petite nation qui n'avait jamais existé par elle-même avant son indépendance. A ce titre, elle a toujours vécu sous la pression de ses voisins, Prague et Budapest, qui la contrôlaient à tour de rôle. Dans un sens plus large, nous étions coincés entre l'Allemagne et la Russie. Aujourd'hui, c'est la même chose. Nous avons dû choisir à qui faire allégeance, et quelle direction suivre, parce que nous sommes incapables, en raison de notre provincialisme, de suivre une direction propre. C'est ainsi que nous sommes entrés dans l'UE, qui fixe le cap pour nous. C'est un abandon de souveraineté, donc de liberté. Mais franchement, avions-nous le choix?
– Vous parlez d'Europe, mais Bratislava est surtout très pro-américain. Le gouvernement a envoyé une centaine de soldats en Irak contre l'avis de près de 80% de la population. Certains y ont même laissé la vie…
– C'est une façon d'acheter du capital politique. Le premier ministre Mikulas Dzurinda utilise le même vocabulaire que Bush, il dit que c'est pour «défendre la liberté», et caetera. Mais il n'y croit pas une seconde. Cela dit, je suis prudent sur ce sujet, car j'étais partisan moi-même de la guerre en Irak, comme mes camarades ex-dissidents Václav Havel et Adam Michnik.
– Pourquoi?
– Parce que si, en 1985 par exemple, nous avions assisté à une mobilisation internationale emmenée par les Etats-Unis menaçant le président communiste tchécoslovaque Gustav Husak d'une intervention militaire parce qu'il ne respectait pas la démocratie, nous aurions applaudi à tout rompre! (Rires)… Les principes de défense de la liberté sont intangibles: à partir du moment où Saddam Hussein était un atroce dictateur qui oppressait son peuple, il méritait qu'on s'occupe de son cas. L'emballage idéologique fabriqué par les Américains (armes de destruction massive) était une grossière manipulation, mais sur le fond, la cause était juste.
– La lutte planétaire contre le «Mal» incarné par les régimes oppressifs est en cours, Bush l'a répété à Bratislava, en mélangeant les succès et leur nature (Irak, Ukraine, Géorgie). Les Américains sont-ils les seuls à soutenir l'émergence de régimes démocratiques?
– Non, mais l'aide américaine aux opposants des régimes autoritaires est beaucoup plus forte que celle des Européens, c'est un fait. Aujourd'hui, des dizaines d'ONG américaines sont présentes sur tous les fronts de la promotion de la démocratie, dans l'espace ex-soviétique, mais pas uniquement. Ce n'est pas une nouveauté. A l'époque de notre propre combat dans les années 1980, l'horizon idéologique était la liberté dans son acception américaine. Nous recevions du soutien d'Europe de l'Ouest et des Etats-Unis, mais ce dernier nous semblait beaucoup plus solide. En somme, les choses n'ont pas tellement changé: l'Amérique parle de liberté depuis toujours, elle agit, fait preuve de cohérence. Quant à savoir comment elle compte utiliser à son profit la liberté retrouvée des peuples opprimés qu'elle aura aidés à se soulever, c'est une autre histoire.