L’annexion de la Crimée divise les Bulgares
crise ukrainienne
Tiraillée entre son passé communiste, ses dépendances actuelles vis-à-vis de Moscou et son appartenance à l’Union européenne, la Bulgarie s’oppose à des sanctions contre Moscou. Au grand dam des pro-européens
Une annexion qui divise les Bulgares
Curieusement, c’est une photo prise à Sofia, la capitale bulgare, qui a longtemps servi pour illustrer la crise en Crimée. On y voyait une jeune femme gracile donnant la main à un soldat en bronze repeint par un artiste anonyme aux couleurs de l’Ukraine. Ces monuments érigés à la gloire de l’Armée rouge, vestiges de l’allégeance totale de Sofia envers l’URSS, sont toujours présents en Bulgarie, même s’ils font l’objet de polémiques historiques et sont régulièrement «revisités» par de jeunes artistes qui y voient, surtout, une balafre dans le tissu urbain de la ville. Mais tous ne partagent pas ce point de vue. «Ces monuments sont la preuve que beaucoup de Bulgares sont pro-russes et le resteront», a récemment rappelé le président du parlement, Mikhaïl Mikov, qui a ainsi justifié la réticence des députés à adopter une motion condamnant l’annexion de la Crimée.
Cette photo n’est donc pas un hasard. L’intervention russe dans cette péninsule ukrainienne dont les Bulgares ont redécouvert la proximité (la Crimée se trouve sur la rive opposée de la mer Noire) divise profondément la classe politique locale. Elle fait ressortir des lignes de partage au sein même du gouvernement actuel, soutenu par les socialistes – héritiers du Parti communiste bulgare qui ambitionnait de faire de la Bulgarie la «16e république de l’URSS».
«Les masques sont tombés», constate Atanas Tchobanov, partenaire de WikiLeaks en Bulgarie et candidat sur la liste des Verts aux prochaines élections européennes. «Et il ne s’agit pas uniquement d’un débat entre pro-russes et pro-occidentaux qui agite depuis des siècles les intellectuels bulgares, mais bien d’une confrontation entre deux modèles de société, l’un autoritaire et l’autre démocratique», poursuit-il.
Dépendance énergétique
Officiellement, la Bulgarie avait pourtant commencé par condamner l’«annexion» de la Crimée. Son jeune ministre des Affaires étrangères, Kristian Vigenin, a même été l’un des premiers Européens à se rendre à Kiev pour y rencontrer les nouveaux dirigeants ukrainiens. Mais il a été rapidement recadré par ses aînés du PS, dont le premier ministre Plamen Orecharski qui, depuis Bruxelles, a mis en garde l’Union européenne de prendre des sanctions contre la Russie, agitant même la menace d’un «veto» de Sofia.
Le leader des socialistes bulgares Sergueï Stanichev a ensuite longuement expliqué que la Bulgarie serait la première perdante de telles sanctions. «Nous avons nos intérêts nationaux», a-t-il martelé en rappelant combien la Bulgarie était un cas à part dans l’UE: le pays est presque entièrement dépendant des approvisionnements en gaz et pétrole de Moscou et accueille, chaque année, des centaines de milliers de touristes russes. «A cela s’ajoute notre proximité géographique avec la Crimée et l’inquiétude sur le sort de la minorité bulgare en Ukraine», a-t-il poursuivi.
Le parcours de cet homme, qui préside actuellement le Parti socialiste européen (PSE), illustre à lui tout seul la particularité de la transition démocratique bulgare: né en 1966 à Kherson, en Ukraine, dans une famille de hauts dignitaires communistes, Sergueï Stanichev incarne la transformation des communistes bulgares en sociaux-démocrates européens. Mais, à entendre un autre ténor socialiste, on peut se demander si ce changement a véritablement eu lieu. «Je veux féliciter tous les Slaves orthodoxes avec cette victoire!» a ainsi annoncé le député Nikolaï Malinov peu après l’annexion de la péninsule par la Russie. «Les Balkans peuvent être les suivants sur la liste», a-t-il mis en garde, provoquant l’indignation des pro-européens.
«Alors que la plupart des pays d’Europe orientale mettent en garde contre ce nouvel expansionnisme russe, les socialistes semblent s’en réjouir», s’étrangle le politologue proche de la droite libérale Ognian Mintchev. Le chroniqueur Ivan Bedrov s’est demandé si l’adhésion de la Bulgarie à l’OTAN et à l’UE, présentée à l’époque comme un «choix civilisationnel», ne s’est pas transformée en malentendu historique. «Formellement nous sommes membres des organisations euro-atlantiques, ce qui nous protège de connaître un jour le sort de la Crimée. C’est rassurant. Mais ce qui l’est moins, c’est que si aujourd’hui la Bulgarie avait le choix de rejoindre l’UE et l’OTAN, elle ne le ferait certainement pas.»