La montée actuelle des tensions en mer de Chine n’a rien d’une brouille passagère. Si Pékin a annoncé sa volonté de se doter d’une «zone d’identification de la défense aérienne» au large de ses côtes et si, ce faisant, il a couru le risque de braquer les Etats-Unis et le Japon, c’est au nom d’une ambition historique: l’espoir de s’imposer comme une grande puissance militaire et de repousser vers le large sa première ligne de défense.
Cette volonté bouscule le statu quo. Un statu quo aujourd’hui incarné par une minuscule possession japonaise revendiquée par la Chine, les îles Senkaku (ou Diaoyu en chinois). Pékin et Tokyo se disputent ouvertement ce territoire depuis une quarantaine d’années. Mais le contentieux s’est aggravé ces derniers temps.
«Puissance maritime»
La Chine a ainsi vivement protesté contre le récent rachat de plusieurs de ces îles par le gouvernement japonais. Bien que Tokyo ait expliqué que l’ancien propriétaire était un ultranationaliste et que la transaction avait pour objectif d’apaiser la situation, Pékin a dénoncé une tentative de renforcer la souveraineté nippone sur le territoire. Avant d’envoyer sur place des navires, puis des drones.
«L’imposition d’une zone d’identification aérienne dans la région poursuit différents buts, indique Mathieu Duchâtel, chercheur de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri), installé à Pékin. Le premier est tactique et s’inscrit dans la dynamique présente des relations entre la Chine et le Japon. Cette annonce répond à l’intention affichée depuis quelques semaines par Tokyo d’intercepter les drones chinois s’approchant du territoire disputé.»
«Les autres objectifs sont stratégiques, poursuit le chercheur. Depuis le rachat de ces îles par l’Etat japonais, la Chine n’a de cesse de contester leur administration par Tokyo. Elle souhaite par ailleurs forcer le gouvernement de Shinzo Abe à reconnaître que ce territoire est l’objet d’une dispute. Elle vise enfin à s’imposer auprès des pays de la région comme grande puissance militaire maritime.»
Au-delà de ces calculs se profile un objectif plus vaste encore: celui de mieux assurer la sécurité de la Chine. L’armée issue de la révolution communiste s’est longtemps considérée comme une force essentiellement terrestre, dont la vocation était d’attirer l’agresseur dans les profondeurs du territoire national avant de le détruire par épuisement. Un plan imaginé par Mao, sous l’influence des succès russes face à Napoléon et à Hitler.
Mais cette stratégie est désormais dépassée. Si elle convenait peut-être à une Chine misérable à la population résignée, elle ne correspond plus à la situation actuelle. Celle d’un pays beaucoup plus riche, à la population sensiblement plus autonome. Il est par ailleurs devenu impensable de laisser un ennemi s’emparer des côtes, devenues le très puissant moteur de l’économie nationale. Une guerre ainsi menée ne pourrait qu’être catastrophique.
Les stratèges chinois ont en conséquence acquis la certitude depuis les années 1980 que la défense du pays ne doit pas être assurée dans la profondeur de son territoire, ni même sur ses côtes, mais en mer. Et si possible assez loin au large pour garder en réserve diverses possibilités de repli. Le problème est que la marge à disposition s’avère des plus étroites.
La Chine souffre d’une situation d’enfermement. Au large des régions côtières, son armée bute rapidement sur un chapelet d’îles contrôlées par des Etats rivaux et potentiellement hostiles. Une chaîne qui va du Japon aux Philippines en passant par Taïwan, et qui comprend une myriade d’îles minuscules sous contrôle nippon, à commencer par les fameuses Senkaku. En temps de paix, la marine marchande ou militaire chinoise a le droit de passer. Mais en temps de guerre, elle a toutes les chances d’en être empêchées.
Détroits sous surveillance
Certains analystes militaires dénoncent l’existence d’un deuxième barrage d’îles situées plus à l’est. Une chaîne qui mène cette fois de l’archipel d’Izu, au sud de Tokyo, à l’île de Guam en passant par l’archipel d’Ogasawara et les îles Mariannes. Autant de territoires pareillement tenus par le Japon et les Etats-Unis.
Se donner la possibilité de franchir en tout temps le premier barrage et d’installer entre le premier et le deuxième suffisamment de forces navales pour tenir tête aux flottes américaine et japonaise est devenu le grand dessein militaire de Pékin. La Chine a multiplié les efforts ces derniers mois pour étendre sa présence dans ces parages. Elle a notamment envoyé des bâtiments de guerre à travers les principaux détroits qui la séparent du grand large: celui de Bashi, entre les Philippines et Taïwan, ceux de Miyako, d’Osumi et de Tsugaru au sein de l’archipel nippon et celui de Soya entre le Japon et l’île russe de Sakhaline.
Ce genre de manœuvres est insuffisant cependant. Le but fixé ne pourra être atteint que si Pékin parvient à prendre possession de maillons de la première chaîne. Tels les îles Senkaku/Diaoyu. Et, bien sûr, Taïwan…