Une nouvelle fois, la Thaïlande semble être face à une situation inextricable. Confronté à un mouvement d’opposition essentiellement urbain qui privilégie le pouvoir de la rue à celui du parlement, le gouvernement de Yingluck Shinawatra, porté au pouvoir lors des élections de 2011 par les provinces rurales, notamment du nord et du nord-est, refuse de s’avouer vaincu. Des scènes de guerre civile se sont déroulées pendant plusieurs jours aux abords du siège du gouvernement, où des manifestants, armés de cocktails Molotov, se sont heurtés à des policiers ripostant à coups de grenades lacrymogènes.

L’un des facteurs rarement relevés de ces soubresauts politiques, que beaucoup de Thaïlandais eux-mêmes qualifient de tragicomédie, est le rôle nouveau qu’y ont joué les militaires. Ou plutôt leur absence de rôle actif. «Dans le passé, face au type de situation qu’a connu la Thaïlande ces derniers mois, les militaires auraient perpétré un coup d’Etat il y a déjà bien longtemps», indique le politologue Thitinan Pongsudhirak. Mais cette fois-ci, l’armée est restée sur la réserve, alors même que les manifestants ont exercé sur elle des pressions pour qu’elle «cesse toute collaboration avec le gouvernement illégitime» de Yingluck. Le chef de l’armée de terre, le général Prayuth Chan-ocha, a bien déclaré samedi dernier être «peiné» de voir la police tirer des grenades lacrymogènes sur les manifestants. Mais il n’a pas pour autant pris fait et cause pour eux, du moins pas publiquement.

La leçon de 2006

Fin 2005, des dizaines de milliers de manifestants vêtus de chemises jaunes et brandissant des portraits du vénéré roi Bhumibol Adulyadej étaient descendus dans les rues, galvanisés par l’éloquence de Sondhi Limthongkul, un patron de presse, pour réclamer le départ du pouvoir de Thaksin Shinawatra, le frère de Yingluck, qui avait été élu à la tête du gouvernement en 2001. Le mouvement avait pris une ampleur décisive au début de 2006, après que Thaksin, dans un mouvement insensé de mesquinerie, avait évité de payer des taxes pour la vente de son empire de télécommunications à une firme singapourienne. La situation avait ensuite rapidement dégénéré. Le roi avait appelé les juges à «exercer sans peur leur devoir» face au pouvoir autoritaire de Thaksin. Puis, en septembre de la même année, les chars avaient investi le quartier historique pour un «coup d’Etat pacifique» qui fut bien accueilli par les Bangkokois.

C’est pour la Thaïlande un scénario bien rodé: le pays a connu 18 coups d’Etat depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932. Mais ces dernières semaines, dans un type de situation très similaire, l’armée a rechigné à utiliser cette vieille recette. «Les militaires ont tiré la leçon de 2006, estime Thitinan Pongsudhirak. En 2006, l’impact du coup d’Etat sur l’image internationale de la Thaïlande a été considérable. Une grande majorité des pays n’a plus voulu envoyer en Thaïlande de représentants de haut niveau jusqu’à la tenue de nouvelles élections.»

«Du côté de la nation»

Le changement dans l’attitude des militaires semble être encore plus profond. Dimanche, le général Prayuth, pourtant connu pour son caractère bouillant et ses tendances autoritaires, a joué un rôle de médiateur, organisant une rencontre entre les deux principaux adversaires du moment, Yingluck et Suthep Thaugsuban, un ancien député du Parti démocrate d’opposition. «Ce que je veux, a-t-il dit durant cette entrevue, c’est qu’il n’y ait ni tués ni blessés parmi les Thaïlandais durant cette période de crise.» Il a aussi déclaré être «du côté de la nation». L’entrevue n’a pas permis de sortir de l’impasse actuelle, le dirigeant du mouvement anti-gouvernemental appelant à l’établissement d’un conseil populaire qui procéderait à une réforme drastique du système politique. La vision politique de Suthep reste floue, mais ses discours des derniers jours – repris par la plupart des manifestants – indique que, dans le nouveau système, la place des élections serait amoindrie et le poids des institutions traditionnelles comme la monarchie et la magistrature serait renforcé.

Il est sans doute trop tôt pour conclure que l’armée thaïlandaise a opéré sa mue et ne s’aventure plus dans le champ politique. En se positionnant comme championne de la nation, l’armée signifie également que sa mission est de protéger le prestige de la monarchie contre toute vision critique de son rôle. Mais s’il est une leçon positive à retirer des événements de ces dernières semaines, c’est que les «hommes en uniforme», qui ont si souvent grippé les progrès du processus démocratique, ont appris de leurs erreurs passées, alors même que les politiciens semblent moins aptes à se remettre en question.