Ce journaliste médias respecté était jusqu’ici connu pour avoir prononcé en 2011 l’une des phrases les plus sévères sur le travail de Vice : lors d’une rencontre filmée avec les dirigeants du site, ceux-ci se vantaient d’avoir évoqué dans leur guide de voyage alternatif du Liberia des sujets importants comme le cannibalisme ou le manque de sanitaires, alors que le New York Times s’intéressait, selon eux, au surf. « Ce n’est pas parce que vous avez mis un casque de safari et que vous avez regardé de la merde sur une plage que vous avez le droit de nous insulter », avait rétorqué David Carr à Vice.
La saillie dénonçait un style décalé et personnel inspiré du « gonzo » de Hunter S. Thompson, journaliste et écrivain américain, mais ressemblant en fait à Jackass, la bande de lurons têtes brûlées et potaches de la chaîne américaine MTV. Trois ans plus tard,David Carr a écrit un mea culpa en forme d’hommage à Vice : « Dans un monde où des conflits dangereux naissent tous les deux jours (…), je suis simplement content que quelqu’un fasse le travail important de porter témoignage ; le genre de travail qui peut vous faire tuer si quelque chose va de travers. » Benjamin Lassale, directeur général de Vice France, une filiale ouverte en 2007, le confirme : « Avant, nous étions vus comme le petit frère cool, ça a changé. »
Vice News, qui a produit « L’Etat islamique » (5 millions de vues au 3 janvier 2015),
est une unité dédiée à l’actualité internationale, souvent en vidéo. Mais ce n’est que l’étage le plus récent de la fusée Vice Media. Depuis son lancement, en 1994, l’histoire des développements du groupe ressemble à un conte de fées de la diversification. A l’origine, Vice est un magazine papier mensuel gratuit, né au Canada, à Montréal, mêlant culture, mode, sexe, drogues et rock’n’roll. Il est distribué dans des bars, des boutiques et des universités.
En 1999, Vice s’installe à New York et élargit ses activités à la vente de vêtements et d’objets dans des boutiques, ainsi qu’à l’édition et à la musique avec un label qui produira Bloc Party, The Streets ou Justice. L’éclatement de la bulle Internet force les fondateurs à fermer les boutiques et à recentrer Vice, endetté, sur les médias. Le groupe commence ensuite à ouvrir des bureaux à l’étranger – il en compte aujourd’hui 35. Ceux-ci distribuent notamment le mensuel, dont les éditions internationales sont nourries de 50 % à 70 % de contenus traduits.
Surtout, Vice prend tôt le tournant de la vidéo à la faveur d’un partenariat noué en 2007 avec MTV, qui encourage sa production de guides de voyage alternatifs, diffusés en DVD, sur Internet et à la télévision. Puis arrivent les piliers qui parachèvent le modèle actuel de Vice : les « verticales », des minisites thématiques sur le Web. The Creators Project sur l’art numérique, Motherboard sur la technologie, Noisey sur la musique, Thump sur la musique électronique, Fightland sur les sports de combat ou Munchies sur la cuisine (bientôt lancée en France). Sans oublier Vice News, une sorte de super-verticale. L’ensemble est alimenté par un partenariat massif avec la plate-forme de vidéos YouTube.
Sujets sulfureux
Si le ton de Vice News se rapproche un peu de celui des médias traditionnels, le groupe reste éclectique et garde une parenté forte avec son magazine, qui a publié en « une » un miroir avec une ligne de cocaïne ou une bouche avalant un buvard de LSD. Vice continue aujourd’hui sa chronique des drogues, testant par exemple l’inhalation d’alcool ou la prise de cocaïne par l’anus, peu concluantes. Au-delà d’un goût de la provocation et d’une forme de sensationnalisme, Vice a toujours eu une grande curiosité pour les sujets marginaux, voire sulfureux, offrant par exemple des reportages fouillés sur les zoophiles scandinaves ou les « juggalos », les fans du groupe de rap américain Insane Clown Posse.
Vice a été brocardé plusieurs fois pour des sujets jugés irresponsables, notamment quand il a organisé une visite du basketteur américain Dennis Rodman chez son « ami » le dictateur nord-coréen Kim Jong-un. D’autres idées tombent à plat, comme l’envoi d’un reporter sous acide à la manifestation Jour de colère, rassemblant extrême droite et anti-Hollande. Mais Vice a pour lui de toujours s’ancrer dans le reportage, de produire une quantité impressionnante de vidéos et de parier sur des sujets : un numéro entier sur le Soudan ou de petits documentaires sur les histoires vraies qui ont inspiré des fictions comme la série télévisée « True Detective ». « Vice offre une voix humaine, dans un univers médiatique trop froid et institutionnel », estime le consultant, blogueur et auteur Jeff Jarvis.
Longtemps décrit aux Etats-Unis comme « la bible des hipsters », ces branchés urbains mêlant une curiosité culturelle à une forme de snobisme un peu passéiste, Vice aimerait maintenant être vu comme le « groupe média de la génération Y », les jeunes nés dans les années 1980 à 2000. Les deux concepts sociologiques sont un peu fourre-tout, mais le second se rapproche du grand public. Hipster, Vice l’est encore : à New York et à Paris, il est installé dans des quartiers associés à cette mode, Williamsburg à Brooklyn et le Faubourg-Saint-Denis dans le 10e arrondissement. A la fête des 10 ans de Noisey, à La Cigale, à Paris, on trouvait une proportion élevée de gens portant des barbes, des chemises à carreaux, des tatouages ou des bonnets, tous signes supposés distinctifs de la panoplie hipster. Jeune, Vice l’est aussi : à 31 ans, le PDG, Benjamin Lassale, fait presque figure d’ancien, surtout depuis qu’il a un enfant, cas encore très rare dans cette équipe d’une cinquantaine de personnes.
Devenu un grand frère à succès, Vice s’attire les critiques de petits sites qui lui reprochent son évolution :le compte Twitter parodique « Vice is Hip» a eu son heure de gloire en publiant des titres imaginaires comme « Rencontrez les ados de Tokyo qui font de la chirurgie esthétique pour ressembler à Robert Mugabe », le président du Zimbabwe.
Nap time for the Smiths. pic.twitter.com/PzK8IbHGOq
— shane smith (@shanesmith30) 27 décembre 2014
Il est parfois dépeint en ours, comme l’animal empaillé dans les locaux de Vice à Brooklyn. Shane Smith est actionnaire de Vice (le groupe ne détaille pas la répartition du capital, mais, selon Fortune, il était le premier actionnaire parmi les fondateurs qui possédaient 75 % du capital avant le dernier tour de table). Il s’occupe donc du business, mais continue aussi à participer à des reportages : on le voit mitraillette en main, vêtu d’un gilet pare-balles et d’un chapeau traditionnel au Pakistan, souriant avec des rebelles en Libye, en doudoune sur une mer glacée du Groenland…
« Il a toujours eu une grande intelligence, qui dépassait sa maturité. Jeunes, nous étions idéalistes, lui pas », raconte, admirative, Julie Beun, journaliste qui a rencontré Shane Smith quand il faisait ses études de sciences politiques à Ottawa. Ex-DJ, Nadine Gelineau a, elle, connu le jeune Shane et son frère à la même époque, avant de travailler quelques années pour Vice. Elle le voit comme « l’enfant du rock punk et de Disney », la multinationale étant citée moins pour ses dessins animés pour enfants que pour son sens de la diversification.
« Shane pourrait vendre des bottes en serpent à un serpent », a résumé Suroosh Alvi, cofondateur de Vice, cité par le New Yorker. Julie Beun et Nadine Gelineau refusent de voir Smith en « baratineur », fût-il de génie. Mais cette dernière rappelle une histoire de la légende de Vice, qu’elle a entendue des frères Smith : à la fin des années 1990, les créateurs de Vice avaient raconté dans un entretien que des investisseurs, dont le millionnaire canadien Richard Szalwinski, s’intéressaient à leur société. L’entrepreneur en question aurait découvert la chose en lisant l’article… ce qui l’aurait ensuite décidé à vraiment investir.
Malgré son image de requin des affaires et de reporter-noceur intrépide, Shane Smith n’est pas forcément le pire « bad boy » des trois fondateurs de Vice. Suroosh Alvi est généralement vu comme plus réservé. Gavin McInnes, adepte du canular, a fini, lui, par incarner à l’extrême l’ironie propre au ton de Vice. Après avoir choqué avec des déclarations sur l’envie des femmes d’être « dominées » ou sa fierté d’être blanc, il a quitté Vice fin 2007 pour « différences créatives » et lancé son site, Streetcarnage.com.
En comparaison, Vice semble aujourd’hui presque idéaliste : ces dernières années, il s’est de plus en plus intéressé à l’état du monde en général et aux zones de guerre en particulier. Accusé d’avoir publié des sujets trop complaisants avec l’Etat islamique ou la Corée du Nord, Shane Smith – citoyen canadien qui avait 20 ans lors de la chute du mur de Berlin – a défendu les vertus du « dialogue » avec les autres cultures, rejetant la « rhétorique de propagande » de l’époque de la guerre froide. « Nous ne sommes pas un média américain », affirme aujourd’hui Eddy Moretti.
Vice a récemment insisté sur un thème comme le développement durable, même si Collectively, le site qu’il a réalisé sur ce sujet, a été critiqué en raison du sponsoring de multinationales comme Unilever, Dow, Coca-Cola, Google. Dédaignant la politique partisane, Vice développe aussi un discours « mouvementiste », couvrant largement les soulèvements, au Moyen-Orient, en Turquie, à Ferguson aux Etats-Unis, à Sivens en France, au Venezuela…
La position de Vice reste toutefois ambiguë : en réponse à une question du New York Times sur sa couverture de la politique monétaire, Shane Smith a clamé qu’il préférait « s’embedder avec Occupy Wall Street et les gens jeunes… ». Mais le quadra canadien a aussi partagé son « inquiétude » sur les mouvements de protestation : « Les inégalités économiques sont terribles,mais on a déjà essayé de charger les gouvernements de redistribuer les richesses : en Chine et en Russie. Et cela a eu des effets désastreux. » Le média se donne pour devise de célébrer « l’absurdité » du monde.
Devant un parterre de publicitaires et de responsables de médias réunis par YouTube et Google en juin, le boss a conclu son show sur une note qu’il voulait prophétique, dans une formule liant le destin de Vice et celui des jeunes d’aujourd’hui : « Vice est la voix de cette génération. Nous sommes la relève de la garde dans les médias et, en tant que tels, nous avons une responsabilité. Notre moment, c’est maintenant. Nous ne pouvons pas nous permettre d’échouer. Parce que les enjeux n’ont jamais été aussi élevés. » Applaudissements. Pour Eddy Moretti, l’attitude de Shane Smith est l’illustration parfaite que, « pour réussir aujourd’hui, il faut être naïf et arrogant en même temps ». « Il faut avoir de grands rêves… », conclut-il. Un groupe qu’on peut vouloir détester et aimer à la fois.