Microciblage
Des documents permettent de mieux comprendre les pratiques du cabinet britannique, qui avait travaillé pour Donald Trump après avoir siphonné les données de millions d’utilisateurs de Facebook pour être en mesure de les cibler psychologiquement

«Cette publicité cible les personnes fortement neurotiques, qui ont tendance à être anxieuses et voient le monde comme dangereux. Elle met l’accent sur les dangers menaçant l’Amérique – ici le terrorisme islamiste.»
Cette note provient d’un e-mail envoyé en 2015 par un employé de Cambridge Analytica, le cabinet britannique qui avait travaillé pour Donald Trump après avoir siphonné les données de millions d’utilisateurs de Facebook pour monter des campagnes électorales ciblées selon leur profil psychologique. La révélation des pratiques de cette société a fait scandale en mars 2018. Elle a fermé ses portes deux mois plus tard.
Depuis jeudi, une nouvelle fuite – des documents internes publiés par Brittany Kaiser, une ancienne employée de l’entreprise – jette une lumière crue sur ses activités concrètes et ses ramifications dans plus de 60 pays, notamment en Iran et au Brésil. Les dossiers seront égrenés durant six mois, a annoncé le compte Twitter @HindsightFiles, qui publie des liens permettant de les télécharger.
«Le plus effrayant dans ces révélations, c’est l’étendue des opérations de Cambridge Analytica dans le monde», réagit Ala Krinickyte, juriste spécialisée en protection des données au sein de Noyb, une association à but non lucratif de défense des droits numériques basée à Vienne. «La vie privée de millions d’utilisateurs, y compris en Europe, a été mise en danger et les conséquences pourront continuer d’en résulter dans les années à venir.»
Lire aussi: Sécuriser les élections pour éviter une affaire Cambridge Analytica en Suisse
Cibler la psychologie pour mieux influencer
Certains des documents qui ont fuité décrivent la campagne politique conçue pour l’un des premiers clients du cabinet, John Bolton, l’ancien conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump. Un mandat à 5 millions de dollars pour promouvoir des sénateurs républicains durant les «midterms» de 2014, dans trois Etats clés alors aux mains des démocrates, et faire de la sécurité nationale un thème fort au sein de la population.
Le spot vidéo destiné aux personnes «fortement neurotiques», encore disponible sur YouTube, enchaîne des images de djihadistes et de frontières américaines. Commentaire de John Bolton: «Les terroristes aiment les frontières poreuses.»
Message tout autre pour les personnes «ouvertes»: élire des leaders courageux permettrait d’aider les populations de pays comme la Syrie et l’Irak. «Nous pouvons élire des leaders courageux et décisifs, qui protégeront nos alliés à l’étranger», commente une voix off.
Quant au spot publicitaire taillé sur mesure pour les personnes «agréables», il montre un enfant en gros plan derrière un drapeau américain. Les électeurs sont encouragés à voter républicain pour «laisser une Amérique plus forte et un monde plus sûr à nos enfants». Plusieurs vidéos étaient destinées à trois autres profils psychologiques.
Cinq traits de personnalité
Ces catégories correspondent au modèle des Big Five, cinq grands traits de personnalité, ouverture, conscienciosité (tendance à la discipline), extraversion, agréabilité (tendance à être compatissant), neuroticisme (tendance à l’instabilité émotionnelle), élaborés par un psychologue dans les années 1980. Pour délivrer un message adapté psychologiquement, Cambridge Analytica retenait le trait principal de chaque utilisateur de Facebook ciblé.
Lire également: Cambridge Analytica, du big data pour l’Alt-Right
«La méthode des Big Five présente de nombreux risques par rapport aux libertés et aux droits fondamentaux des personnes ciblées, en les trompant et en manipulant leurs potentiels choix électoraux. En général, les utilisateurs de réseaux sociaux ont peu ou pas conscience de cet usage de leurs données», souligne Ala Krinickyte.
«Si un politicien aborde un électeur potentiel dans la rue, ce dernier s’attend à recevoir un message adapté à lui. Mais les internautes qui voyaient ces publicités ne savaient pas qu’elles répondaient à leur profil psychologique, ce qui les rendait moins méfiants», explique Sylvain Métille, avocat spécialisé en protection des données et professeur à l’Université de Lausanne. Une ignorance des techniques employées qui «transforme des messages de persuasion en manipulation», selon Paul-Olivier Dehaye, mathématicien et fondateur de Personaldata.io, qui a joué un rôle clé dans la révélation de l’affaire Cambridge Analytica.
Lire son portrait: L’homme qui aimait «The Great Hack»
«C’est particulièrement problématique dans les contextes où un groupe de personnes essaient de raisonner ensemble, en se reposant les unes sur les autres, car cette manipulation individuelle peut mener à des dynamiques collectives encore plus puissantes, poursuit-il. C’est le cas dans un contexte électoral.» Sur le plan électoral, précisément, la campagne menée en 2014 a été un succès: deux des trois Etats visés sont passés d’un sénateur démocrate à un sénateur républicain.
Cité par le Guardian, Christopher Wylie, ancien employé de Cambridge Analytica devenu lanceur d’alerte, estime que la société aurait établi le profil psychologique de 230 millions de personnes rien qu’aux Etats-Unis, grâce à la puissance combinée des quiz psychologiques développés par un universitaire anglais et des données siphonnées sur Facebook. En effet, quelques mentions «j’aime» suffisent à évaluer les profils psychologiques.
Consentement obligatoire
Selon des e-mails internes consultés par le Guardian, Cambridge Analytica aurait également participé à la campagne pro-Brexit. Mais d’autres entreprises établissent des profils psychologiques semblables en Europe. La société VisualDNA disait posséder 60 millions de profils psychographiques d’Allemands dans un document promouvant ses activités, rappelle Paul-Olivier Dehaye. Une pratique qui, depuis 2018, n’est plus compatible avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD) dans l’Union européenne, du moins si les personnes concernées n’ont pas explicitement consenti à un tel usage de leurs données.
«Dans de nombreux cas et quand les lois de l’UE s’appliquent, les données au sujet de l’état mental, un aspect de la santé, sont de «catégorie particulière» selon le RGPD. Leur traitement requiert un consentement explicite», relève Michael Veale, maître de conférences à l’University College de Londres. Les lois suisses sont moins restrictives: «Un consentement n’est pas toujours nécessaire et le traitement peut aussi être justifié par d’autres motifs (comme la loi ou un intérêt prépondérant), voire ne pas avoir besoin d’une justification si aucun principe n’est violé, note Sylvain Métille. C’est la grande différence.»
Pour la juriste Ala Krinickyte, la situation est alarmante: «Ces dernières années, nous avons observé un nombre croissant d’abus de la vie privée via les réseaux sociaux. Il faut donner aux utilisateurs les moyens d’avoir le plein contrôle de leurs données, et les fournisseurs de ces plateformes doivent assurer la pleine protection des données d’utilisateurs individuelles.»
Lire également: Reprenez le contrôle de vos données! «Le Temps» propose une expérience participative