L’étrange volte-face du député ukrainien Andriy Artemenko
Ukraine
Un député connu pour son soutien à l’extrême droite nationaliste a proposé un plan de paix russo-ukrainien à la nouvelle administration américaine. Les autorités de Kiev l’accusent de trahison… mais beaucoup sont tentés de retourner aussi leur veste

Après trois ans de révolution, le microcosme ukrainien est devenu si fébrile que l’on peut s’appeler Andriy Artemenko, être un quasi-inconnu et se prétendre un homme providentiel susceptible de mettre fin au conflit russo-ukrainien avec une nouvelle méthode: passer par l’entourage direct du nouveau maître de la Maison-Blanche.
Dans le Donbass, tandis que des obus éventrent les immeubles et que des soldats meurent quotidiennement, l’année a commencé sous de sombres auspices. Les accords de Minsk II, plus que jamais contestés, peinent à enrayer le cycle de la guerre. Dans ce contexte de fatigue générale et de nerfs à vif, le nom d’Andriy Artemenko a surgi dans le Who’s Who local il y a une semaine en raison d’un article du «New York Times».
Rencontre avec l’avocat personnel de Donald Trump
Le prestigieux quotidien a assuré que ce député sans mandat, âgé de 48 ans, a rencontré en janvier Michael D. Cohen, l’avocat personnel de Donald Trump, ainsi que Felix Sater, un associé du président américain considéré comme chargé des relations avec la Russie. Et ce alors même que l’équipe du président ukrainien Petro Porochenko, qui avait misé sur la candidate Hillary Clinton, patauge pour établir des canaux de communication cohérents avec la nouvelle administration américaine.
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La rencontre révélée par le journal aurait eu lieu à New York, au Loews Regency, un grand hôtel de Manhattan. Les trois hommes auraient brièvement évoqué la situation en Ukraine. Et quelques jours plus tard, Michael D. Cohen aurait fait remonter à Michael T. Flynn, alors conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, un plan de levée des sanctions contre la Russie en échange d’un retrait des forces russes du Donbass et d’un référendum sur l’avenir de la Crimée.
Enquête ouverte pour trahison
Depuis, Michael T. Flynn a dû démissionner mais cette diplomatie parallèle a rendu furieuses les autorités de Kiev. «M. Artemenko n’est pas autorisé à présenter des plans de paix alternatifs au nom de l’Ukraine auprès d’un gouvernement étranger, y compris auprès de l’administration américaine», a tonné Valeriy Chaly, l’ambassadeur ukrainien à Washington.
A Kiev, le lendemain de la publication, les services de renseignement ont convoqué une conférence de presse durant laquelle plusieurs noms d’agents russes ont été livrés. Le procureur général, Iouri Loutsenko, en a profité pour annoncer qu’une enquête avait été ouverte contre Andriy Artemenko pour «trahison et activités subversives contre l’Ukraine», un motif punissable d’une peine de 10 à 15 ans de prison.
Je suis un patriote. J’aime par-dessus tout ma terre, l’Ukraine. Je vais rester ici et me défendre.
Le visage d’Andriy Artemenko a fait alors son apparition sur les écrans, ce qui a généré une popularité grisante pour l’intéressé. «Ces derniers jours ont complètement changé ma vie, je n’aurai jamais cru que cela puisse m’arriver», a-t-il déclaré au «Temps», qu’il a reçu dans son bureau parlementaire de la rue Institutskaya, à deux pas du théâtre des fusillades d’il y a trois ans, alors que son passeport venait d’être gelé.
«Je suis un patriote. J’aime par-dessus tout ma terre, l’Ukraine. Je vais rester ici et me défendre», confie Andriy Artemenko, lové dans un bureau au syncrétisme déroutant où s’entrechoquent l’étendard de l’organisation d’extrême droite Pravy Sektor, plusieurs couvertures en papier glacé à l’effigie de Donald Trump et… un poster encadré de Pif Le Chien. L’homme, qui a surfé sur la vague nationaliste, s’est mis à parler comme un porte-parole du Kremlin.
Emprisonné pour transferts d’argent illégaux
Né en 1969, Andriy Artemenko a fait fortune de manière très éclectique, entre le management du sport, le transport d’armes vers les zones de conflit et un projet visant à recueillir la manne du Qatar. En 2002 et en 2004, il a été emprisonné pour transferts d’argent illégaux, ce qui ne l’a pas empêché de rencontrer alors l’entourage de l’opposante Ioulia Timochenko ainsi que les milieux nationalistes radicaux.
En 2014, Andriy Artemenko a été élu député du Parti radical, une formation national-populiste dirigée par le fantasque Oleh Lyachko. Selon nombre d’observateurs avisés, il a financé parallèlement, en toute discrétion, la création de l’organisation ultranationaliste Pravy Sektor, ainsi que sa transformation en groupe paramilitaire.
Andriy Artemenko semble aujourd’hui avoir opéré un virage à 180 degrés. «J’ai réalisé que ce qui se passait n’allait pas dans la bonne direction, déclare-t-il aujourd’hui. Les peuples ukrainiens et russes ont toujours vécu de manière fraternelle. Les gens qui veulent un conflit contre Moscou et assurent qu’on peut le gagner oublient simplement que la Russie est une puissance nucléaire. Et qu’on doit donc faire très attention avec elle.»
«Preuves de corruptions» contre Porochenko
Le député assure détenir des «preuves de corruption» contre Porochenko (dont les conseillers, sollicités, n’ont pas souhaité nous répondre). Il accuse le président de bercer le pays d’illusions. «Aucun responsable ne reconnaît que l’Ukraine ne fera jamais partie de l’OTAN ni de l’Union européenne. Or notre président en a fait sa stratégie principale», poursuit-il, en préconisant un abandon de Minsk II pour «des négociations et un accord de paix avec la Russie». Son plan: organiser un référendum sur la Crimée, éventuellement «louer» la péninsule durant cinquante ou cent ans à la Russie et financer ainsi la reconstruction du Donbass, à propos duquel il n’est absolument pas clair qu’il doive revenir à terme dans le giron ukrainien, sans présence militaire russe.
Quant à la rencontre de New York, Andriy Artemenko déclare que l’initiative est venue de Felix Sater, un homme soupçonné d’avoir été en contact avec le Kremlin dans l’affaire des piratages des boîtes mail du Parti démocrate: «J’ai eu son numéro par un ami, un Américain qui vit ici à Kiev depuis plus de dix ans et a des contacts à Washington dans l’équipe de Trump.»
L’ambition des pro-russes est désormais de travailler à un changement tranquille du pouvoir en Ukraine.
S’agirait-il de Paul Manafort, l’ancien conseiller de Donald Trump et l’ancien spin doctor de l’ex-président ukrainien Viktor Ianoukovitch? «Je n’ai jamais rencontré Manafort», coupe Andriy Artemenko, qui assure «n’avoir jamais parlé aux Russes». Une fois l’entretien terminé, le politicien monte dans sa voiture pour aller répondre aux questions d’Inter, un bastion médiatique pro-russe influent en Ukraine et propriété de Serhiy Lyovochkine, ex-chef de cabinet de Ianoukovitch.
A Kiev, beaucoup se demandent qui manipule dans l’ombre Andriy Artemenko. «Le député est la face visible d’un grand nombre de personnes demandant une transformation de la politique de l’Ukraine, en faveur de la neutralité, d’une suspension du rapprochement du pays avec l’Europe et d’un compromis avec la Russie sur la Crimée et le Donbass», explique le politologue Volodymyr Yermolenko. L’expert en est convaincu: «L’ambition des pro-russes est désormais de travailler à un changement tranquille du pouvoir en Ukraine.»