Dans la nuit de lundi à mardi, les dirigeants européens et turcs sont parvenus à un projet d'accord visant à juguler l'afflux de migrants sur le continent. La Turquie s'engage à reprendre les migrants partis de ses côtes. En échange, l'Europe augmentera son aide et soulagera Ankara en se répartissant un petit nombre de réfugiés. A Genève, le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) ne cache pas son scepticisme. Vincent Cochetel, le directeur du HCR pour l'Europe, en explique les raisons.

Le Temps:  En annonçant que tous les migrants et les réfugiés arrivés par bateau en Grèce seront renvoyés vers la Turquie, l'Europe veut démanteler le modèle économique des passeurs. N'est-ce pas une intention louable?

Vincent Cochetel: Le HCR ne voit pas d’inconvénient à ce que les migrants économiques, n’ayant pas besoin de protection internationale, soient renvoyés vers la Turquie. Mais cette catégorie représente moins de 10% des personnes traversant la mer Egée. Or le projet d’accord entre Bruxelles et Ankara introduit l’idée de renvois automatiques. C’est contraire à la Convention internationale sur les réfugiés mais aussi le droit européen en vigueur, qui reposent tous deux sur un examen individuel des dossiers.

- La Turquie n’est-elle pas un pays sûr où les réfugiés peuvent être réadmis sans risquer d’être refoulés vers leur pays d’origine?

- C’est le cas en principe et sous certaines conditions s’agissant des réfugiés syriens. La Turquie en a déjà accueilli plus de 2,6 millions. Aucun autre pays au monde n’a fait autant.  Mais la situation est beaucoup plus compliquée pour les Irakiens, les Afghans et les autres requérants d'asile. Le taux d’acceptation de leurs demandes d’asile est très faible par rapport à la moyenne européenne. Et le système d'asile turc est naissant et encore très fragile.

- La chancelière allemande Angela Merkel assure qu’il n’est pas question de fermer la route des Balkans.

- Dans les faits, elle est bel et bien fermée. Des dizaines de milliers de personnes sont bloquées à la frontière entre la Grèce et l'ancienne république yougoslave de Macédoine. Les passages se font au compte goutte et de façon arbitraire.

- La fermeture de la frontière macédonienne dissuade-t-elle les migrants et les réfugiés de prendre la mer?

Jusqu’à présent, on ne constate aucun ralentissement des traversées. C’est la la hauteur des vagues qui conditionne leur rythme. Lundi, comme la mer était très mauvaise, à peine quelques centaines de personnes sont arrivées sur les îles grecques. Mais, dimanche, elles étaient encore 2400. Si le projet d’accord entre l’Union européenne et la Turquie est réellement mis en oeuvre, il y aura sûrement moins de départs. Vu la dangerosité de la traversée, ce n’est pas une mauvaise chose.

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Mais nous craignons une fragmentation des routes de l’exil. Il risque d’avoir un mouvement de balancier vers l’Italie via la Méditerranée centrale. Car il est illusoire de penser que les départs cesseront. En tout cas pas tant que la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan continueront d’être ravagées par la guerre.

- Que faudrait-il faire dans l’immédiat?

- Il faut absolument stabiliser les réfugiés en Turquie, mais aussi dans les autres pays de premier accueil. Ils doivent pouvoir travailler et mettre leurs enfants à l’école. Ces deux conditions sont indispensables pour qu’ils ne mettent pas leur vie dans les mains de passeurs pour tenter de rejoindre l’Europe. En début d’année, la communauté internationale a promis 11 milliards de dollars pour l’aide aux Syriens. Les promesses doivent se concrétiser. Pour l’instant, les opérations en faveur des Syriens, dans les pays limitrophes et à l’intérieur de la Syrie, ne sont financées qu’à hauteur de 5%. Nous disons aussi que 10% des réfugiés syriens doivent être réinstallés en Europe et ailleurs. Or, là aussi, nous sommes très loin compte.

- En contrepartie des efforts d’Ankara, l’UE a renouvelé son engagement de soulager la Turquie de 20 000 réfugiés ces deux prochaines années. Qu’en pensez-vous?

- C’est mieux que rien mais cela reste une goutte d’eau dans un océan. On n’a pas vu de solidarité européenne avec la Grèce à travers le relocalisation, je doute qu’il y en ait une avec la Turquie.  En octobre dernier, les pays de l’UE avaient promis à Athènes de se répartir 66 000 réfugiés. Cinq mois plus tard, à peine plus de 300 ont effectivement été transférés dans un autre Etat européen.