On le raconte peu au-delà du site de l’Expo universelle de Shanghai. Mais sur place, c’est le phénomène qui amuse, ou affole, les responsables de pavillon. La frénésie du passeport. Totalement imprévue, cette boulimie contraint chaque exposant à faire ses choix, voire à engager davantage de personnel.

Une fois franchies les portes d’entrée, les petits visiteurs se ruent dans la première boutique de l’Expo en vue, afin d’y acquérir, pour environ 4 francs, leur passeport. Un document d’apparence réaliste, qui permettra de collecter les tampons apposés en principe à la fin de chaque visite d’un pavillon. Dès lors, la folie commence. Enfants et ados traversent les installations à toute berzingue, cherchant le comptoir aux stamps. S’il faut attendre, ils se mettent en ligne en piaffant. Il faut faire du Stempel, à tout prix, et vite. La cadence.

Pour bien mesurer le fait, plaçons-nous dans un grand pavillon collectif comme celui qui fédère plusieurs nations africaines: l’entrée y est assez rapide, et à l’intérieur, chaque pays déploie son décorum, assorti de l’impérative table aux tampons. Ou presque. Le Liberia annonce qu’il n’a pas d’employés ce jour, et donc, pas de contre­marque. Conséquence, l’installation est désertée. Ailleurs, on peut calculer. Devant la Côte d’Ivoire, la file d’attente pour obtenir l’encrage s’enroule sur 26 mètres. A la table de l’Ouganda, le préposé martèle à s’en faire une tendinite. On chronomètre: il appose son tampon 36 fois par minute. La cadence.

Le «passeport Expo» a été introduit lors de la manifestation de Montréal, en 1967. Il a longtemps servi de billet d’entrée. Sa conversion en objet de souvenir est plus récente. Le système était en vigueur à l’Expo d’Aichi au Japon en 2005, mais il ne suscitait pas, alors, un tel engouement, ce que corroborent des connaisseurs.

Face à l’hystérie, certains ont baissé les bras. Les Suisses, notamment. Au pavillon conjoint des villes de Bâle, Genève et Zurich, le tampon encreur est en libre accès, il faut juste suivre le parcours. Du côté de la maison officielle suisse, comme chez d’autres exposants, une fluette tablette, avec un marqueur enchaîné, est abandonnée aux assauts des pré-ados chinois. «Nous avons eu pitié de nos employés», sourit la porte-parole, Clelia Kanai: «En procédant ainsi, nous laissons davantage de temps aux interactions entre nos guides et les visiteurs.» Ce qui laisse imaginer la course de Formule 1 à deux pattes qui prévalait au début de l’Expo.

Alors quoi? Censée amener le monde à la Chine, cette Expo 2010 ne serait-elle qu’une coûteuse plaisanterie, juste pour noircir un calepin de 49 pages? «Bien sûr! Ils s’en fichent complètement de nos présentations, ils veulent juste leur tampon», rigole un employé du pavillon du Sénégal – où le Stempel est apposé par le seul employé chinois…

Du côté du Chili, un gardien, arrivé depuis une semaine, se montre plus nuancé: «Oui, c’est vrai, ils parcourent l’exposition très vite. Mais n’oubliez pas que les Chinois veulent apprendre le monde, pour prendre le pouvoir.» Dans plusieurs pavillons, on entend une explication similaire, la parano en moins: les Chinois ont peu l’occasion de voyager, cette Expo constituerait donc un genre de libération planétaire, avec l’appétit effréné qui l’accompagne.

D’une Expo universelle à l’autre, le contraste fait sourire. Aucun phénomène «passeport Expo» de cette ampleur dans le Japon vieillissant de 2005. En cette Chine de 2010, au pays de la politique de l’enfant unique, voilà un déferlement de culottes courtes qui éreintent leurs parents, tirés en laisse, pour obtenir les sésames. Et si la récolte se révèle trop maigre, des passeports remplis de 200 empreintes se monnaient sur eBay et consorts. Attention, des faux sont déjà en vente.

Cette Expo 2010 rappelle le fait, jusqu’ici occulté, que ces raouts planétaires parlent d’abord aux enfants. Ils forment des Luna Park de classe, et à message. Passé les rodomontades des officiels, les visites d’Etat et autres simagrées des adultes, l’Expo constitue un formidable terrain de chasse symbolique pour les petits. Le journaliste suisse en sait quelque chose, s’il a pris la peine d’attendre son accès à un pavillon comme tout le monde. Seuls les enfants l’aborderont: «Hi, where-are-you-come-from?» A 5 ans, ils bredouillent fièrement leur phrase anglaise – puis, souvent, la timidité prend le dessus. Pour l’instant. Même s’ils sont ferrés dans leur course aux tampons, l’Expo de Shanghai leur aura offert une poignée de visions de villes d’ailleurs, et quelques mots échangés avec un touriste rougeaud.

En novembre 2009, après dix ans de négociations et à la faveur d’un voyage de Barack Obama en Chine, le groupe Disney a signé un accord pour l’implantation de son premier Disneyland en Chine (hormis Hongkong). Il sera situé près de l’aéroport de Pudong, dans l’agglomération de Shanghai. Parions que les anciens enfants de l’Expo 2010, lorsqu’ils emmèneront leur progéniture au pays pastel de Mickey, le trouveront un peu fade.

Demain: Shanghai, la capitale des images