Nicolas Idier en a la «conviction»: «Shanghai est le centre du monde». Ce sinologue a dirigé un passionnant, et copieux, ouvrage collectif paru peu avant l’ouverture de l’Expo *. Il écrit: «Les autres métropoles ont leur histoire derrière elles. Shanghai vit son histoire contemporaine.»

Pendant six mois, le centre du monde a un cœur. L’Expo a justement pour thème l’amélioration de la ville. Et si elle offrait une préfiguration des cités du futur? Avec, cette semaine, près de 450 000 visiteurs chaque jour, elle se pose des défis d’autant plus intenses que l’espace reste modeste, en comparaison avec une ville du même nombre d’habitants. L’un des auteurs du livre cité indique que «l’Expo est elle-même l’expression d’un désir et d’une volonté urbanistique», postulant que «l’organisation de cette manifestation permet d’améliorer la gestion et la capacité de management urbain de la municipalité».

Depuis sa position dans les foules, au ras des allées, le visiteur constate d’abord un contraste. Dans de nombreux pavillons, dont celui de Chine, la ville de demain est dépeinte de manière souvent identique: alignée harmonieuse de gratte-ciel couverts de végétation, larges boulevards presque débarrassés des voitures – ou elles sont électriques, et silencieuses – sur lesquels on se déplace à sa guise, dans un foisonnement de verdure. Une vision où domine aussi la démocratie participative, doublée des technologies de pointe.

En sortant de telles présentations, détaillées dans des salles climatisées au niveau le plus froid, on retrouve la fournaise, et la direction des foules. Les files d’attente, bien sûr, mais aussi les sempiternels appels sonorisés. Canalisation des flux, volonté urbaine, un peu démiurge, de distribuer les gens. Même en plein air, il est interdit de fumer à l’Expo, une idée reprise à celle de Saragosse en 2008. Les bannis du mégot s’agglutinent dans de rares espaces adossés aux toilettes et lavoirs publics. Puisque ces places sont dotées d’allume-cigarette – on verra bientôt pourquoi – qui ne fonctionnent souvent pas, ou plus, on s’entraide. Fugace sociabilité.

Quant aux technologies, l’Expo n’en manque pas, mais selon un sondage de son hebdomadaire Expo Weekly, les clients se plaignent de manquer de possibilités, par exemple pour réserver des créneaux de visite au moyen de leur téléphone.

Si l’Expo a quelque chose de la ville de demain, celle-ci sera sécurisée à outrance. A tout moment, policiers et même militaires paradent (on ne sait trop pourquoi). La pudeur est requise: un visiteur étranger s’étant mis torse nu se fait poliment, mais immédiatement, prier de couvrir sa bedaine.

A l’entrée, malgré l’afflux, chaque arrivant et chaque sac passe aux rayons X. Les huit portes du parc peuvent compter jusqu’à 51 scanners, davantage que certains grands terminaux d’aéroport. En cours d’exploitation, l’Expo a interdit toute bouteille d’eau à son seuil, de même – nous y voilà – que les allumettes et les briquets.

C’est moins glamour, mais cette manifestation constitue aussi un test géant de gestion des déchets. Déjà, avec ses 3000 employés s’affairant chaque jour sur les boulevards piétonniers ou dans les pavillons, voûtés dans leur uniforme bleu, traquant tout détritus volage. Aussi, grâce à un système pilote de tunnel, d’une longueur totale de 6 km, acheminant depuis plusieurs points du site les déchets recyclables, compressés sous vide automatiquement, jusqu’au centre de traitement. Les clients sont priés de trier leurs rejets selon les poubelles. L’Expo produit 150 tonnes de déchets par jour, auxquels s’ajoutent, aux heures des repas, 40 litres d’eau toutes les trois minutes. Chaque jour encore, aux portiques d’entrée, plus de 8000 bouteilles et 10 000 briquets sont réquisitionnés.

Ne pas croire, pour autant, que l’Expo consacrerait un total contrôle contemporain des masses. Les foules ont leurs caprices, les individus encore plus. Surtout par 40°C et une humidité étouffante, météo qui sévissait il y quelques jours. Si l’avenir est au réchauffement, la manifestation fait œuvre de science-fiction urbaine. Dominée par une torpeur affairée, et une dilatation du corps collectif. A un moment de la journée, chacun, ou chaque famille, échappe à la multitude, en quête de fraîcheur. Aperçus un soir, même des régiments de policiers, leur casquette coulant de sueur, hilares de chaleur, peinent à s’aligner. Ils finiront par s’engouffrer, en désordre, dans leurs camions Hyundai, direction le repos.

Dans des pavillons climatisés mais relativement ouverts – entre autres, celui du Laos, du Myanmar et d’Irak – on prend ses quartiers. Les sévères agents de sécurité, en gris-beige, se font distributeurs de bouteilles dans les files. Parapluie, éventail, serviette autour du cou ou sur la tête sont la règle. Aux points d’eau (gratuite, tout de même), on se bouscule sans agressivité. La plupart du temps, une convivialité générale règne. Dans la canicule, à quoi bon s’affoler? Ces temps, le centre du monde a un air jovial.

* Shanghai. Histoire, promenades, anthologie & dictionnaire . Ed. Robert Laffont (Bouquins), 1536 p.

Demain: la folie du «passeport Expo» ou le règne des enfants