Avec son franc parler habituel, Desmond Tutu confiait, dans une interview au journal américain «Prospect», qu’il ne voterait pas pour l’ANC lors des élections d’avril 2014 : les «Sud-Africains qui voudraient voter pour d’autres partis ne le font pas car ce serait vu comme un camouflet à l’égard Mandela». Selon l’ex-archevêque du Cap, il vaudrait mieux, pour respecter l’héritage du père de la nation, renouer avec son idéal d’une démocratie où «chaque personne en Afrique du sud savait qu’elle comptait».

Pendant sa présidence (1994-99), Mandela s’est attaché à renforcer la démocratie et la réconciliation raciale. «Sa priorité était de mettre en place des institutions solides, qui jouent aujourd’hui un rôle important pour contrebalancer les dérives du pouvoir actuel, explique le politologue Adam Habib, recteur de l’Université de Witwatersrand. On lui a reproché d’avoir fait des compromis avec l’élite blanche au détriment de la justice sociale mais c’était une étape nécessaire».

Son successeur Thabo Mbeki (1999-2008) a donc mis l’emphase sur la lutte contre les inégalités sociales, en augmentant les allocations aux pauvres (12 millions de Sud-Africains en bénéficient) et en lançant la politique de BEE (black economic empowerment, promotion économique des Noirs). Mais l’attribution des emplois et contrats publics aux membres de l’ANC a donné naissance à un «vaste système de patronage», selon le politologue Moeletsi Mbeki, frère de l’ex-président. Etre «déployé» par le parti au pouvoir est devenu la voie royale vers l’enrichissement personnel. Même si des progrès ont été faits (accès à l’électricité, l’eau courante, logements sociaux, etc.), la promesse d’une «meilleure vie pour tous» est restée, en partie, un slogan creux pour 40% de Noirs, victimes de la pauvreté, la dégradation des services publics (écoles, hôpitaux, etc.) et le chômage élevé (30%).

La politique de BEE a surtout enrichi une petite élite noire, symbolisée par les nouveaux milliardaires Patrice Motsepe et Tokyo Sekwale. Renversé par l’aile gauche de l’ANC (parti communiste, syndicat Cosatu), Mbeki n’a pas pu achever son second mandat. Son successeur Jacob Zuma avait promis de lutter contre la corruption et les inégalités sociales. Mais il ne s’est pas mieux comporté qu’un Mobutu, qui avait plus investi dans son palais de brousse, à Gbadolite, que dans la capitale Kinshasa. Zuma a ainsi dépensé plus de 20 millions de francs de deniers publics pour améliorer la «sécurité» de sa résidence privée à Nkandla, un village perdu du Kwazulu-Natal. Thuli Madonsela, la remarquable «public protector» (médiatrice), mène l’enquête. Mais, d’ores et déjà, le rapport du ministère des travaux publics a été classé secret d’Etat, la semaine dernière.

La famille de Zuma a aussi bénéficié des largesses des Gupta, des hommes d’affaires indiens dont l’ascension spectaculaire a commencé peu avant son élection. En avril, l’atterrissage sur l’aéroport militaire de Pretoria d’un Airbus provenant d’Inde, affrété par les Gutpa à l’occasion du mariage de leur nièce à Sun City (le «Las Vegas» sud-africain) a fait scandale: 3 fonctionnaires ont été sanctionnés mais le chef de l’Etat, faignant l’ignorance, a été épargné. «On n’a pas encore mesuré l’ampleur de l’emprise qu’a la famille Gupta sur vous. C’est incroyable de voir à quel point la plupart des gens de l’ANC ont peur d’en parler», dénonce le flamboyant homme d’affaires Kenny Kunene dans une récente lettre ouverte au président. «Les pauvres ont peur de perdre les aides sociales s’ils s’opposent au parti au pouvoir, renchérit Mamphela Ramphele, une intellectuelle noire qui a lancé, le 22 juin, un nouveau parti politique, Agang. Les hommes d’affaires ont peur de mettre en péril leur business ou leur carrière». En avril, le directeur de la banque FNB a ainsi été poussé vers la porte de sortie, après une campagne de publicité très critique à l’égard de l’ANC.

Incapable de mettre en place une politique économique crédible, Zuma est aussi apparu impuissant lors de la crise dans le secteur minier, où l’emprise de «l’Union nationale des mineurs», affiliée la Cosatu, est menacée par l’apparition du nouveau syndicat Amcu (Association des mineurs et syndicat de la construction). Après la répression violente d’août dernier (34 morts), les mines de platine continuent à être déstabilisées par des grèves et des violences sporadiques, sur fond de surenchère dans les revendications salariales. Depuis fin mai, le rand a subi une forte chute, alors que les fonds étrangers fuient l’Afrique du sud.

Le décès de Mandela inquiète les investisseurs: «Il y a des inquiétudes injustifiées sur ce qui peut se passer, reconnaît Manuel. Nous devons protéger l’héritage de Mandela, qu’il soit physiquement présent ou pas». Depuis près d’une décennie, le vieux sage n’intervenait pratiquement plus dans la vie politique. «Même s’il était sans doute en désaccord avec l’évolution de l’ANC, il est resté fidèle au parti, comme tous ceux de son époque», explique Habib. La nouvelle génération sera plus indépendante. Elle pourra peut-être consolider la démocratie que le Prix Nobel de la paix a laissée en héritage.