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L’héritage de Tiananmen

Il y a 20 ans, l’Armée populaire tirait sur le peuple chinois, mettant un terme dans le sang à plusieurs semaines de manifestations en faveur de réformes

Simple incident de parcours ou massacre qui marque une rupture? «Rébellion contre-révolutionnaire» ou «mouvement démocratique»? Il y a tout juste 20 ans, le pouvoir communiste chinois réprimait dans le sang les manifestations qui avaient, durant plusieurs semaines, mobilisé des millions de Chinois dans la plupart des grandes villes du pays, avec la place ­Tiananmen, au cœur de Pékin, pour épicentre et les étudiants pour fer de lance de la contestation. Sous la bannière de la démocratie, la jeunesse chinoise demandait plus de liberté, la fin de la corruption, des réformes politiques, l’amélioration des conditions de vie, une plus grande ouverture au monde, une rupture définitive avec le système totalitaire.

Hors de Chine, on l’appelle le «Printemps de Pékin» ou «massacre de Tiananmen». En Chine on parle plus pudiquement du «4 juin», «liu si». Un terme dont la prononciation résonne avec un «flot de morts». Les faits sont documentés, y compris les conclaves des plus hauts dirigeants, avec la décision finale de Deng Xiaoping de faire intervenir la troupe. Seul le nombre de victimes demeure un mystère, la version officielle s’en tenant à 241 morts, la dissidence parlant de plusieurs milliers.

Quelques mois avant la chute du mur de Berlin et l’effondrement qui s’ensuivit des régimes communistes en Europe de l’Est, la Chine aurait pu prendre un virage similaire. Elle ne l’a pas fait. Et son développement actuel demeure marqué par ce choix. Il y a un lien étroit entre les événements de 1989 et l’état présent de la Chine, entre l’intervention des chars et ce nouveau «modèle chinois» ou «consensus de Pékin», alliant marché et dictature, de plus en plus influent dans les pays en voie de développement.

A l’inverse, l’appréciation des succès et des limites de ce «modèle» façonne forcément l’interprétation de la nature et de la signification d’un mouvement populaire qui n’avait pu prendre une telle ampleur que du fait de la division temporaire du pouvoir. Si l’on estime que le «modèle chinois» est une réussite, on trouvera sans peine des justifications à la répression, y compris chez des personnes qui se considèrent comme démocrates. Dans le cas contraire, on identifiera dans cette même répression l’origine de l’incapacité de la Chine à se moderniser sur le plan politique et institutionnel ainsi que de la perpétuation d’une corruption généralisée. Au risque de surestimer les intentions des acteurs de l’époque, à commencer par celles de Zhao Ziyang, l’ex-secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) limogé pour s’être rallié aux étudiants, un peu vite comparé à un Gorbatchev chinois.

La logique de la répression

Interroger aujourd’hui un Chinois de 20 ans sur le «4 juin», c’est prendre le risque de se voir opposer une moue d’ignorance ou un discours le plus souvent formaté. Sans reprendre une phraséologie dépassée condamnant des «troubles contre-révolutionnaires» destinés à établir une «république bourgeoise» à la botte de l’Occident – le verdict de Deng Xiaoping qui fait toujours office de vérité officielle – il expliquera que le pouvoir n’avait d’autre choix que d’intervenir pour mettre un terme au «chaos» et ainsi sauver les réformes économiques engagées dix ans plus tôt. Il précisera que la Chine n’était pas mûre pour la ­démocratie, et qu’elle ne l’est d’ailleurs toujours pas. Il ajoutera peut-être que les manifestants étaient loin de tenir un discours uniforme et cohérent. Enfin, mais c’est moins probable, il conclura que c’était une machination de l’étranger pour stopper l’émergence de la Chine. Tous ces arguments sont ceux du Parti communiste. Et s’ils ont, dans l’ensemble, si bien convaincu l’opinion dominante, c’est qu’ils étaient en résonance avec une interprétation plus large de l’histoire nationale.

Evoquer le «chaos», c’est faire référence à la Révolution culturelle (1966-1976) et ses millions de victimes, qui demeure un traumatisme national profond. En 1989, cette page est à peine tournée, le spectre d’une guerre civile (fruit d’une lutte de pouvoir interne au PCC) n’est donc pas que théorique. Le «chaos» est par ailleurs assimilé à un affaiblissement du pouvoir central, selon une historiographie impériale reprise à son compte par le pouvoir rouge. Mais la démocratie n’est-elle pas justement le meilleur garant de la stabilité politique, l’antidote au «chaos»? Pas pour le régime communiste, qui associe au contraire démocratie et «chaos» sur la base de l’expérience parlementaire de la République chinoise à la fin des années 1910 qui correspond à un délitement du pouvoir et au partage du pays ­entre seigneurs de la guerre. Cette version des faits est bien sûr une instrumentalisation de l’Histoire. Mais elle a la force de la cohérence dans un pays où l’écriture du passé demeure la prérogative du prince.

Si l’on suit cette logique, Mikhaïl Gorbatchev a apporté un extraordinaire coup de pouce à la nomenklatura chinoise. Ou plus exactement son échec. L’URSS de Gorbatchev a en effet suivi le chemin inverse des Chinois en insufflant des réformes politiques qui précèdent, ou tout au moins accompagnent les réformes économiques. Résultat? L’empire soviétique a éclaté et la thérapie de choc du passage à l’économie de marché s’est traduite par une chute spectaculaire du niveau de vie des Russes. Quel meilleur contre-exemple pour appuyer la voie chinoise? Désormais, la notion de stabilité sera le mantra du régime. Les chars de Tiananmen ont préservé cette stabilité indispensable à la poursuite des réformes économiques.

La justification de la répression n’aurait toutefois pas été entièrement convaincante si la direction du PCC n’avait pas fait preuve d’une remarquable capacité d’adaptation tout en ne cédant rien de ses prérogatives. Adaptation d’abord à l’environnement international dans cette phase particulière de la libéralisation du commerce mondial. La Chine – pourtant pauvre et aux ressources limitées – s’est ajustée au mieux au défi de la globalisation en jouant d’avantages comparatifs – main-d’œuvre très bon marché et corvéable à merci, faible fiscalité pour les entreprises étrangères, mise à disposition de terres, droit de polluer et promesse de consommateurs illimités – façonnés par la force de la dictature. Capacité ensuite de répondre en partie aux revendications des manifestants: les Chinois sont aujourd’hui plus libres, globalement plus riches et plus ouverts au monde qu’ils ne l’ont jamais été.

Il n’est pas faux de dire que le PCC a perdu sa légitimité en faisant tirer la troupe sur sa jeunesse. L’épisode a sans doute sonné le glas de l’idéologie communiste. Mais le même parti s’est construit une nouvelle légitimité basée sur sa capacité à créer une forte croissance économique avec le nationalisme (nourri du discours sur les «valeurs asiatiques») pour ciment idéologique. C’est pour toutes ces raisons que le «massacre de Tiananmen» apparaît aujourd’hui légitime aux yeux non seulement de beaucoup de Chinois mais aussi d’un grand nombre d’Occidentaux, à commencer par les acteurs économiques profitant de la nouvelle «usine du monde» et les défenseurs d’une vision radicale de l’«altérité culturelle», pour qui la démocratie serait par essence occidentale, donc en dernier ressort inadaptée à un pays comme la Chine.

La logique de Zhao Ziyang

«Longtemps je me suis considéré comme un réformateur économique et un conservateur politique. Mais ma pensée a changé ces dernières années. A présent, je sens que la réforme politique doit être une priorité.» Dans son autocritique adressée le 23 juin 1989 au Bureau politique dont il a été exclu un mois plus tôt, Zhao Ziyang apparaît sous un nouveau jour. C’est du moins ce qu’attestent les Documents de Tiananmen 1, extraordinaire compilation de notes, minutes, rapports et témoignages sur les discussions des plus hauts dirigeants lors de ces événements, publiée en 2001 aux Etats-Unis.

On rangeait jusqu’alors Zhao Ziyang dans le courant «néo-autoritaire» dont les réformes politiques se limitent à davantage de transparence et de contrôle interne au parti mais qui réfute la démocratie parlementaire et la ­séparation des pouvoirs. C’est d’ailleurs toujours le courant dominant à Pékin. Dans ses Mémoires 2 publiés il y a un mois à titre posthume (Zhao Ziyang est mort en 2005), l’ex-secrétaire général du parti précise sa pensée: «Si un pays désire se moderniser, il ne doit pas simplement introduire l’économie de marché, il doit aussi adopter la démocratie parlementaire comme système politique. Sans quoi cette nation sera dans l’incapacité d’avoir une économie de marché saine et moderne, ni de devenir une société moderne régie par la loi. Au lieu de quoi elle suivra la voie de tant de pays en voie de développement, y compris la Chine: commercialisation du pouvoir, corruption rampante, société polarisée entre riches et pauvres.»

Qu’aurait fait Zhao Ziyang s’il avait pu négocier une fin de crise avec les étudiants (dont la con­testation s’essoufflait) et se maintenir au pouvoir? Aurait-il réellement engagé ces réformes politiques? En avait-il les moyens? Difficile de répondre. Ce qui est certain par contre, c’est que la victoire de la répression a justifié pour de très nombreuses années la voie du «néo-autoritarisme».

On peut estimer, sans reprendre pour autant à son compte la thèse de Pékin, qu’un pouvoir fort est nécessaire à une transition économique et que la question des réformes politiques viendra plus tard. L’exemple de la Corée du Sud, de Taïwan ou des dictatures d’extrême droite d’Amérique latine est parfois évoqué. Mais dans tous ces pays des réformes politiques notables ont été engagées une dizaine d’années après la libéralisation économique et le passage à une véritable démocratie parlementaire s’est réalisé au bout de 30 ans. Les réformes économiques chinoises ont plus de 30 ans. Aucun signe ne laisse présager une volonté sincère de réforme politique en Chine aujour­d’hui. Le gel se poursuit. Et les avantages supposés d’un pouvoir fort pour adapter le pays à la dureté de la compétition internationale apparaissent désormais de plus en plus comme un obstacle à la modernisation de la société chinoise et à l’approfondissement des réformes économiques elles-mêmes.

Les valeurs universelles

C’était en janvier. Liu Zhihua sortait de la prison de Loudi dans la province centrale du Hunan. Il y croupissait depuis l’âge de 24 ans. Liu Zhihua est le dernier prisonnier connu de Tiananmen libéré. En 1989, cet électricien fut condamné à la prison à vie pour «hooliganisme» après avoir pris la tête d’une manifestation d’ouvriers. La peine a été commuée, comme dans la plupart des cas, à 20 ans de prison. Ils seraient encore une trentaine à attendre leur libération, selon la fondation américaine Dui Hua. Après la répression de juin 1989, plus de 500 personnes furent enfermées dans la seule Prison N2 de Pékin. Le nombre total des arrestations se chiffre par dizaines de milliers.

Liu Zhihua n’a pas eu les honneurs de la presse chinoise. Les événements du printemps 1989 restent tabous, la censure puissante. Ce qui ne signifie pas que les Chinois ne s’expriment pas, ni qu’ils ont tous oublié. Les principaux acteurs du mouvement vivent aujourd’hui en exil. Mais il y a des exceptions, comme Liu Xiaobo, un philosophe qui fit partie des derniers occupants de la place Tiananmen à entamer une deuxième grève de la faim juste avant l’intervention des chars. Libéré au milieu des années 1990, sous pression des Etats-Unis, il est resté à Pékin sous surveillance policière. Il écrivait pour la presse hongkongaise et donnait des interviews aux journalistes étrangers jusqu’à son arrestation en décembre dernier pour avoir rédigé avec d’autres militants la «Charte 08» appelant à la démocratisation du régime lors du 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Son parcours est emblématique et résume bien l’enjeu de l’héritage de Tiananmen. Les manifestants de 1989, comme de ceux du 4 mai 1919, incarnent une Chine qui croit au progrès et aux valeurs universelles de la démocratie et des droits de l’homme par oppositions au discours sur les «caractéristiques chinoises» du pouvoir qui relativise leur portée et justifie le maintien d’un régime dictatorial. Ce courant «universaliste» reprend vigueur notamment à travers une nouvelle génération d’avocats qui veulent promouvoir les «droits civiques», dont plusieurs croupissent en prison.

Ding Zilin est aujourd’hui la figure la plus connue, à l’étranger, de la lutte pour renverser le verdict des autorités et obtenir une réparation. Son fils de 17 ans a été une des premières victimes de la répression (une balle dans le dos). Depuis quinze ans, elle anime les Mères de Tiananmen, un collectif de parents de manifestants assassinés par l’Armée populaire. Chaque année, elle adresse une lettre aux plus hauts dirigeants pour obtenir des excuses. Jiang Yanyong, un médecin de l’armée devenu héros national après avoir révélé l’ampleur de l’épidémie de SRAS à Pékin en 2003, s’est lui aussi fendu d’une lettre aux plus hauts dirigeants pour réhabiliter les manifestants. Dans son hôpital, en 1989, il avait vu affluer morts et blessés, qu’il considère depuis comme des patriotes. Tous deux sont sous surveillance policière. Ils sont la caution morale du camp démocrate.

Briser le silence

La génération de Tiananmen, elle, n’a rien oublié. Mais elle est aujourd’hui divisée. Beaucoup, dans la honte de la défaite, déplorant leur naïveté, se sont ralliés, par opportunisme ou réalisme, aux arguments de la dictature, se transformant pour certains en ­modèle entrepreneurial de cette Chine fière de sa puissance retrouvée. Le pouvoir a réussi avec succès à «acheter» les intellectuels en améliorant de façon spectaculaire leurs conditions de vie. Mais beaucoup pensent en silence, comme Zhao Ziyang, que la Chine est en fait toujours dans la même impasse. Faute d’avoir adopté la «cinquième modernisation» (le régime s’en tient aux «quatre modernisations»: agriculture, science, industrie et défense), celle du régime ­politique, les Chinois sont condamnés à subir l’arbitraire.

Le silence a été brisé en partie le 10 mai dernier à l’occasion de la Fête des mères. Une vingtaine d’intellectuels ont organisé à Pékin un «séminaire sur le mouvement démocratique du 4 juin» en hommage aux Mères de Tiananmen. Un compte rendu des débats circule sur Internet. L’un des organisateurs, Cui Weiping, s’interroge sur la responsabilité morale des intellectuels: «Même si nous n’avons pas directement causé le crime sanglant d’il y a 20 ans, le fait que nous ayons été silencieux durant toutes ces années pour quelques raisons que ce soit nous rend complices de l’incident.» La corruption morale des Chinois s’expliquerait par ce refoulement. Qin Hui, l’un des plus brillants historiens de sa génération, a pour sa part déconstruit l’un des mythes du pouvoir: «La répression et le développement économique se succèdent dans le temps, mais rien ne prouve qu’ils aient un lien de cause à effet.»

1. The Tiananmen Papers, compilés par Zhang Liang. Public Affairs, USA, 2001.

  1. Prisoner of the State, Zhao Ziyang, Simon and Schuster, USA, 2009.