En Libye, le défi islamiste
révolution
Les anciens membres du Groupe islamique combattant libyen ont pris part au mouvement qui a renversé le régime libyen
A dix-huit mois de distance, le discours que prononçait Saïf al-Islam Kadhafi devant un parterre fourni à Tripoli, le 23 mars 2010, résonne étrangement. Ce jour précis, l’humeur est à la célébration pour le régime libyen. Deux cent quatorze détenus, islamistes de tout poil, viennent de passer le porche de la prison d’Abou Salim. Trente-quatre appartiennent au Groupe islamique combattant libyen (GICL), une organisation djihadiste apparue au début des années 1990 et estampillée «terroriste» par les Etats-Unis et le Royaume-Uni en 2004.
Cet élargissement collectif parachève le programme de «dialogue et de réintégration» lancé en 2007 par le fils Kadhafi et mis en musique par sa Fondation internationale pour la charité et le développement. En trois ans, 900 «déradicalisés» ont recouvré la liberté.
Pour l’obtenir, les fondateurs du GICL ont payé le prix du «repentir». En 417 pages d’un ouvrage intitulé Etudes correctives des concepts du Djihad, publié fin 2008, ils confessent leur mauvaise interprétation de la loi islamique et s’engagent à renoncer à la violence contre le régime. En 1995, dans un communiqué fondateur, le GICL promettait au contraire de «s’ériger contre les tyrans, tel Kadhafi» et d’abattre son «régime impie». On lui connaît au moins deux tentatives d’attentat, dont l’une perpétrée en novembre 1996. La grenade jetée aux pieds du colonel n’avait pas explosé.
Un câble diplomatique américain dévoilé par WikiLeaks précise que les repentis ont obtenu, outre leur libération, 10 000 dinars (8300 dollars) pour se réinsérer dans la société. Crâne lisse et costume impeccable, le 23 mars 2010, Saïf al-Islam savoure ce moment «historique» à la tribune en invoquant le Coran: «L’ennemi d’hier est un ami aujourd’hui.» «La Libye d’aujourd’hui, ajoute-t-il, n’est pas celle d’hier. Et la Libye de demain, avec la volonté de Dieu, sera encore meilleure que celle d’aujourd’hui.» Si pour certains observateurs critiques, le processus de «repentir» dont se félicite le «glaive» n’est que le fruit d’un opportunisme politicien, destiné à ennoblir l’image du régime en interne et sur la scène internationale, pour beaucoup cette démarche est une réussite, dont pourraient s’inspirer d’autres nations aux prises avec le terrorisme islamiste. «Bien sûr, ce fut un succès. Les gens se sont déradicalisés, ils ont été libérés», affirme, vingt mois plus tard, Noman Benotman, un ancien du GICL, qui a pris ses distances avec l’organisation à la fin des années 1990. En tant que médiateur, il fut une cheville ouvrière du programme.
Un succès? Ces derniers mois, plusieurs repentis du GICL ont refait surface en Libye. Et plus précisément, comme les reporters étrangers s’en sont fait l’écho, aux avant-postes militaires de l’insurrection. Le plus fameux, Abdelhakim Belhaj, l’ancien émir du GICL, est réapparu au mois d’août, en gouverneur militaire de Tripoli, alors que la prise de Bab el-Azizya sonnait l’effondrement du régime Kadhafi. Depuis sa sortie d’Abou Salim, il n’avait plus fait parler de lui. «Il vivait une vie «normale» à Tripoli», laisse entendre Noman Benotman.
Belhaj n’est pas le seul à avoir ressurgi: en Cyrénaïque, et notamment à Darnah, ville côtière réputée être un creuset islamiste, Soufian ben Qumu, un ancien de Guantanamo transféré en Libye en 2007, et Abdel Hakim al-Hassadi – tous deux libérés d’Abou Salim en 2008 – ont guerroyé contre les forces kadhafistes. Et quels autres encore?
Nul, pas même «les services secrets étrangers», assure un ancien agent européen du renseignement, n’est en mesure d’évaluer combien d’ex du GICL ont pris part à la bataille et à quel point leur concours a contribué à la chute du régime. Ni qui, parmi ces islamistes, gravite aujourd’hui à proximité du Conseil national de transition (CNT) ou quelle est l’exacte nature de leurs aspirations.
«Ils étaient trois cents tout au plus, évalue un connaisseur. Ils n’ont pas combattu au nom du djihad, mais de la révolution. Et s’ils n’avaient pas été là, cela n’aurait rien changé, c’est le peuple qui s’est soulevé.» «Affirmer qu’ils ont renversé le régime, c’est une honte, appuie Noman Benotman. Cela revient à insulter les Libyens. Aucun groupe ne peut dire qu’il a été le fer de lance de la révolution, pas plus les islamistes que les libéraux ou les nationalistes. La révolution a été celle du peuple.»
Rohan Gunaratna, responsable du Centre international de recherche sur la violence politique et le terrorisme à Singapour, qui fut un observateur privilégié du processus de repentir, apprécie différemment leur poids: «Ils ont joué un rôle central car ils avaient seuls l’expérience du champ de bataille. Entre les leaders, les membres et les sympathisants du GICL, ils ont été des milliers sur le terrain.» «A l’époque de la réhabilitation, poursuit-il, ils sont progressivement passés de l’extrême violence à la non-violence, mais sans y renoncer totalement. Ils continuaient de croire au djihad en Irak et en Afghanistan.»
Aujourd’hui, le GICL n’existe plus; aux premiers jours du soulèvement de Benghazi, depuis Londres, il s’est rebaptisé Mouvement islamique libyen pour le changement (MILC). Et les interventions de Belhaj ou d’Al-Hassadi dans la presse occidentale se veulent modérées. Avec une subtilité contrastée: «Si nous avons détesté les Américains à 100%, aujourd’hui c’est à moins de 50%. Ils ont commencé à se racheter de leurs erreurs passées, en nous aidant à préserver le sang de nos enfants», déclarait en avril Al-Hassadi au Wall Street Journal. Dans une récente tribune du Guardian, Belhaj s’exprime de manière constructive: «Seul un système politique transparent peut assurer l’établissement d’un gouvernement démocratique qui assurera la participation de tous les Libyens. Nous devons résister aux tentatives de certains politiciens d’exclure des participants à la révolution.» Puis il lance cet avertissement sibyllin: «Ils sont incapables de mesurer les risques élevés d’une telle exclusion, et la nature sérieuse des réactions des parties exclues. Après tout ce que nous avons souffert sous Kadhafi, nous sommes déterminés à ne laisser aucun individu ou entité monopoliser la gestion du pays.»
De fait, depuis la chute de Tripoli, Moustapha Abdeljalil, le président du CNT, peine à mettre sur pied un gouvernement de transition. «L’intégration des islamistes dans les structures politiques de demain n’est que l’un des facteurs bloquants, parmi d’autres tensions prévisibles, tribales ou régionales. Tous ceux qui ont participé à la révolution veulent une rétribution matérielle, politique et symbolique», relève Luis Martinez, directeur de recherche au CERI-Sciences Po.
«Le jeu est ouvert, pour la première fois depuis une génération», se réjouit un autre spécialiste. Mais pour l’heure il a tout du casse-tête, et, après avoir misé sur la dédramatisation tout au long de la campagne de l’OTAN, certains officiels étrangers changent de ton. «Que des terroristes tirent profit de l’instabilité, c’est une préoccupation», lâchait il y a peu à Reuters un responsable américain. «Sur les sites djihadistes, on constate de plus en plus d’interventions exigeant la constitution d’un Etat islamique en Libye», alerte pour sa part un spécialiste du renseignement. Ces inquiétudes ne sont pas fortuites: elles se nourrissent du flirt assidu qu’a entretenu le GICL, depuis sa création, avec Al-Qaida, jusqu’au repentir de ses fondateurs. L’une et l’autre organisations sont nées dans la zone pakistano-afghane, où leurs combattants affrontent d’abord l’Armée rouge puis l’Alliance du Nord; entre 1992 et 1995, elles se côtoient durant l’exil soudanais d’Oussama ben Laden; en 1998, au retour sur le terrain afghan des combattants du GICL, traqués par le régime Kadhafi, elles partagent des ressources humaines et matérielles. A cette époque, des éminences du GICL, Abou Yahya al-Libi et Abou al-Laith al-Libi, deviennent des cadres d’Al-Qaida. En 2007, le second proclame l’allégeance du GICL à l’organisation d’Oussama ben Laden. Mais elle est branlante, il n’a pas consulté sa base, et, en 2009, le «repentir» consacre le divorce des deux entités.
«Belhaj et ses partisans doivent être intégrés» dans le jeu politique libyen, considère Rohan Gunaratna. «Ils doivent être «guidés» pour garantir qu’ils restent favorables à la modération, la tolérance et la coexistence.» Des impératifs, dans un pays submergé par les armes, et où les colossaux défis qui attendent les futures autorités politiques portent un risque de désenchantement.