Un aigle fend l’air en va-et-vient insolents entre les territoires disputés. Au sol, une clôture électrifiée dévale le flanc abrupt de la montagne, bute sur la rivière, puis reprend sa course longiligne à l’assaut des hauteurs. Dans le district d’Uri, à Silikot, la clôture taille à la hache une étrange frontière. Scindant la province musulmane du Cachemire entre l’Inde et le Pakistan, la Ligne de contrôle (LOC) incarne le face-à-face de deux puissances nucléaires qui se sont livré deux guerres au nom de cette région himalayenne.
Achevée par l’Inde en 2004, la clôture va au plus pressé, écartelant une grappe de chalets, tranchant une forêt ou abandonnant un village comme, ici, celui de Charunda. Parfois, devant des reliefs escarpés, elle renonce un instant à exister. Matérialisant 550 km d’une démarcation de 740 km, elle vise à empêcher les «infiltrations» de moudjahidin entraînés côté pakistanais pour combattre la souveraineté de l’Inde au Cachemire. L’insurrection séparatiste, née en 1989, a été massivement étouffée par New Delhi: 47 000 hommes ont péri; 8000 civils ont «disparu». Avec plus d’un demi-million de forces de l’ordre et des espions par légions, le Cachemire reste otage d’une présence militaire sans précédent.
«Normalement, c’est calme», résume Farooq, un habitant de Silikot. A l’occasion, les soldats se défient en escarmouches qui violent un cessez-le-feu conclu en 2003. A l’automne, à Charunda, des tirs ont tué deux personnes. En janvier, au poste de Sawanpatra situé au sommet, un soldat pakistanais a été tué après que l’Inde a accusé son voisin d’avoir égorgé un de ses soldats et décapité un autre. Ces obscures représailles exacerbent les relations indo-pakistanaises qui ont repris en février 2011 après avoir été gelées en 2008, quand l’Inde a imputé les attentats de Bombay au Lashkar-e-Toiba, un groupe islamiste basé au Pakistan qui défend la «libération» du Cachemire indien.
Ignorant les tensions frontalières, les cris excités des touristes indiens créent un joyeux brouhaha sur le lac Dal de Srinagar, la capitale de la vallée. Des amoureux se laissent bercer par les gondoles qui fendent les eaux entre lotus et nénuphars. Des familles s’offrent un laborieux tour en ski nautique ou la visite des jardins moghols. Demain, elles pousseront jusqu’à la station de ski de Gulmarg, aux glaciers de Sonmarg ou aux paysages romantiques de Pahalgam. La guerre a balayé les hippies qui flânaient sur le lac en fumant du haschisch, et la classe moyenne s’approprie aujourd’hui le «paradis» du Cachemire.
C’est aussi le visage que l’Inde s’efforce de montrer: la normalité, le tourisme. «Certes, le terrorisme n’est pas encore au niveau zéro, concède l’inspecteur général de police Abdul Ghani Mir. Dans la vallée, qui compte 30 000 ex-moudjahidin, il reste 100 terroristes actifs, locaux et étrangers. Mais la situation est bien meilleure que par le passé.»
«Pourtant, il n’y a aucune réduction des troupes sur le terrain», souligne Sameer Yasir, analyste politique à l’Université d’Awantipura. Si les check-points ont été levés à Srinagar, les soldats en gilets pare-balles quadrillent les campagnes. Le sentiment anti-indien reste fort au sein de la population. Des espoirs de réconciliation étaient nés quand le premier ministre Atal Bihari Vajpayee avait tendu «la main de l’amitié» au Pakistan, en avril 2003. Mais les mesures ont été limitées. A partir de l’été 2008, des protestations ont été menées dans la vallée. Un mouvement qui a été réprimé par la police, avec 112 manifestants tués au cours de l’été 2010.
Depuis, le Cachemire est à l’image du lac Dal et de ses eaux troubles. L’hiver passé, la vallée a été paralysée par un couvre-feu afin d’étouffer les protestations après la pendaison controversée d’un Cachemiri jugé pour complicité terroriste. Les attentats continuent. La veille, près de Sopore, quatre policiers ont été tués par des combattants. «Il y a une résurgence des activités moudjahidin parce que New Delhi n’a rien résolu, estime Sameer Yasir. Le Cachemire reste explosif.» Au rythme des thés au safran dans les bureaux des politiciens de tout bord, la désillusion est unanime. «Nous sommes déçus et pessimistes, dit Naim Akthar, porte-parole, dans l’opposition, du People Democratic Party (PDP). Notre vallée a été abandonnée par la communauté internationale, alors que les habitants sont sous le joug d’une force brutale. L’Inde donne une réponse sécuritaire à un problème politique.»
Et le profil des dernières recrues des moudjahidin ne passe pas inaperçu. A Sopore, Tawheed raconte les circonstances qui ont poussé son frère à prendre les armes. «En 2010, Aatir était un étudiant sérieux de 19 ans, mais il a été arrêté et torturé par la police. Il a disparu en août 2012.» Le 18 décembre, Aatir a été abattu par les forces de l’ordre avec quatre moudjahidin pakistanais. «Nous avons reçu sa dépouille, dit son frère. Personne n’a pleuré: il a été célébré comme un martyr.» Sur une carte commémorative est imprimée sa photo avec la mention «Moudjahidin du Lashkar-e-Toiba», pour cet étudiant qui rêvait l’an passé d’un emploi dans la fonction publique.
Désormais, les jeunes de Baramulla, Sopore et Kupwara jettent des pierres sur les forces de l’ordre en criant leur colère après la prière du vendredi. La situation est tendue dans ces bastions du «militantisme». Et Gulam Rassul Sodi, un notable de Baramulla, pleure son fils Tahir, doctorant de 27 ans. Dans le salon, les regards de la famille sont rivés vers une pendule qui marque 16 h 15. C’est à cette heure que Tahir a été abattu dans la rue, le 15 mars, par une balle qui lui a traversé le visage quand les paramilitaires ont subitement ouvert le feu contre les manifestants.
D’après un rapport, 500 membres des forces de l’ordre ont commis des exactions «sans donner lieu à des enquêtes ou à des condamnations». Malgré ses promesses, Omar Abdullah, le ministre en chef du Jammu-et-Cachemire, n’a pu obtenir de New Delhi le retrait partiel du Armed Forces (Special Powers) Act (AFSPA), qui confère des pouvoirs exceptionnels aux forces de l’ordre. «Il n’y a pas d’amélioration des droits de l’homme, lâche Me Zaffar Qurashi, président d’une association de 750 avocats. Même les enfants sont détenus: nous avons 300 cas de mineurs arrêtés pour avoir jeté des pierres.»
Sur une chaise en plastique dans sa ferme de Baramulla, Nisar (nom d’emprunt) contemple ses enfants qui s’interpellent dans un ourdou pakistanais. Comme tant d’autres, Nisar a franchi la frontière en 1999 pour prendre les armes, à 21 ans. Mais cette «guerre de libération», depuis le Pakistan, n’était plus la sienne. Il abandonne la kalachnikov pour devenir vendeur de légumes et fonder une famille. Un jour, il a entendu parler d’un programme indien de réhabilitation en faveur des ex-moudjahidin, qui seraient près de 4000 au Pakistan. Alors, quatorze ans plus tard, il vient de rentrer au pays. «Tout a changé, dit l’ancien moudjahidin dans un sourire un peu triste. Mais au moins, il n’y a plus la guerre.»
«Il y a une résurgence des activités moudjahidin parce que New Delhi n’a rien résolu»