Une plongée dans la psyché de la France. Dans les couches profondes qui façonnent l’âme du pays. En deçà du visible, du marasme économique et industriel, des difficultés budgétaires, du malaise politique et des affaires. A la lumière du jour, la France va mal. Mais à l’issue d’une exploration intime du pays, menée à l’aide d’une cartographie abondante, Emmanuel Todd et Hervé Le Bras, à la fois démographes, anthropologues et historiens, livrent dans Le Mystère français une analyse singulière et assez optimiste de la situation, qui tranche avec la grisaille ambiante. «Nous ne sommes pas aveugles à ce qui va mal, avertit Emmanuel Todd. Nous disons que ce qui ne va pas se situe dans la sphère du conscient, dans le champ politique et économique. En revanche, dans l’inconscient social, dans ses tréfonds, la France est un pays équilibré et plein de ressources.» Les chercheurs mesurent cette vigueur à l’aune du niveau d’éducation, de la santé démographique, de l’allongement de la vie, des performances médicales, et même du taux de suicide, orienté à la baisse.

Les cartes font d’abord surgir une première observation. L’Hexagone est schématiquement scindé en deux. Une partie est en crise, affaiblie et dépressive. Une autre est en meilleure forme, psychique et économique. La France qui va le plus mal est essentiellement constituée de la partie centrale du pays, dont font partie l’est du bassin parisien et le nord, très déprimés. Cette vaste zone comprend les régions les plus anciennement laïques où battait le cœur libéral et égalitaire de la France, là où se fit la Révolution. Les familles y sont plutôt de type nucléaire, l’individualisme est à son acmé, la désindustrialisation frappe de plein fouet, le chômage aussi. A l’inverse, la France qui va mieux est celle de la périphérie, du Grand Ouest, du Sud-Ouest, de la région Rhône-Alpes, notamment. Sur les anciennes terres catholiques, où pèse encore «la main puissante du passé», des solidarités persistantes aident à mieux vivre; elles se répercutent dans les niveaux d’éducation et la force économique. «Portée par de vieilles zones anthropologiques, nous avons découvert que la diversité régionale non seulement subsiste, mais dans une certaine mesure augmente», commente Emmanuel Todd. «C’est une surprise.»

Structures familiales et empreintes religieuses imprègnent encore fortement l’inconscient français. C’est même l’une des clés du «mystère français»: l’influence du modèle familial ainsi que le clivage entre des régions périphériques autrefois catholiques et les vastes zones déchristianisées dès le milieu du XVIIIe siècle agissent encore. Certes, selon les démographes, la France est bien un «pays de mécréants». Malgré le fond sonore créé par les opposants au mariage gay, les catholiques pratiquants ont presque disparu: seules 5% de personnes se rendent à la messe régulièrement et 55% des enfants naissent hors mariage. Pour autant, et «c’est l’une des leçons fondamentales du livre, selon Emmanuel Todd, nous avons découvert à quel point la religion reste importante, même quand elle est morte».

Pour décrire ce phénomène, les auteurs ont créé l’expression «catholicisme zombie», illustration de «la mort métaphysique et de la survie sociale» de la religion. Autrement dit, si la pratique rituelle est devenue quasi inexistante, le catholicisme subsiste à travers des valeurs de cohésion sociale notamment. «Cela crée une dynamique particulière, estime Emmanuel Todd. Les régions catholiques, dont les performances éducatives sont meilleures en raison d’un contexte d’attention plus important porté aux enfants, sont mieux armées pour résister à la montée du chômage, aux inégalités, ainsi qu’à la baisse du niveau de vie. Elles gardent encore les traces de structures coopératives, ce qui leur donne un avantage de survie. A l’inverse, les régions laïques, de tradition plus individualiste, où les niveaux scolaires sont plus faibles, sont les plus malmenées.» Le Parti communiste a longtemps offert aux classes populaires une couche protectrice et, de ce point de vue, l’effondrement de l’extrême gauche les laisse démunies.

L’influence de l’éducation constitue un autre point clé de la démonstration, car «la vraie dynamique est là», selon Emmanuel Todd. Ainsi, «à la croissance ralentie du PIB correspond un saut qualitatif du niveau éducatif des Français»: entre 1981 et 1995, la proportion de bacheliers s’est envolée de 17,8% à 37,2%, elle s’est ensuite stabilisée vers 35%. A cela s’ajoutent environ 30% de jeunes titulaires d’un bac technologique ou professionnel. «Jamais, dans l’histoire de la France, la population n’avait atteint un niveau éducatif aussi élevé qu’en 1995, souligne Emmanuel Todd. C’est un progrès réel. Mais, là non plus, nous ne sommes pas dans l’angélisme: un plafond a été atteint et il y a un certain nombre de difficultés.»

L’une des conséquences de cet élan culturel, c’est l’inversion de la pyramide éducative, désormais posée sur sa pointe. Durant les Trente Glorieuses, une majorité de citoyens peu éduqués regardaient vers le sommet de la pyramide. Cela créait soit une émulation, soit un désir de contestation, en tout cas «une dynamique sociale». Par contre, aujourd’hui, parmi les moins de 35 ans, près de la moitié des jeunes ont fait des études supérieures, près de 40% possèdent un niveau moyen d’éducation, de type formation technique. Reste environ 10% de laissés-pour-compte. Du coup, «une majorité d’éduqués supérieurs et moyens regardent vers le bas ceux qui sont restés bloqués au stade de l’instruction primaire, pour les oublier dans le cas des premiers ou pour craindre de leur ressembler dans celui des seconds». Parmi les personnes d’un niveau d’éducation moyen, «la peur de retomber» domine.

Associée au vieillissement de la population, cette crainte provoque un autre effet, politique celui-là: la droitisation du pays. Emmanuel Todd et Hervé Le Bras n’y voient pas de contradiction avec la victoire de François Hollande. Ils avancent cette explication: par rapport à 1981, «l’ensemble du corps électoral a glissé d’une teinte vers la droite. L’extrême gauche a presque disparu et l’extrême droite s’est installée durablement dans le paysage.» Durant la campagne de 2012, «chaque parti a cherché et trouvé sur sa droite un nouvel électorat». L’UMP et Nicolas Sarkozy s’étant déportés vers le Front national, un espace s’est libéré au centre, immédiatement occupé par le PS. A la lumière des cartes de la religion, Emmanuel Todd démontre que «la montée en puissance du PS et la victoire de la gauche se sont faites par la conquête des anciennes terres catholiques», traditionnellement plus à droite. L’influence sociale des anciennes croyances se manifeste à nouveau: ces régions n’ont pas adhéré au message clivant porté par la droite décomplexée. «Les pertes de Nicolas Sarkozy sont considérables dans les régions catholiques, écrivent les auteurs. Par sa droitisation à marche forcée, Nicolas Sarkozy heurte la composante démocrate-chrétienne de la droite, encore fortement présente avant lui dans l’électorat du parti néogaulliste.» Pour Emmanuel Todd, «le PS est devenu une expression archétypale du catholicisme zombie».

Dans ce mouvement, le Front national trouve non seulement sa place, mais il en est «le principal agent politique». Si le terrain sur lequel il a d’abord prospéré correspondait au départ à ses thèmes dominants d’alors, l’immigration et l’insécurité, il en va autrement aujourd’hui. «Statistiquement, la corrélation entre un électorat FN et la présence d’une immigration maghrébine n’existe plus», explique Emmanuel Todd. Qui confirme, cartes à l’appui, les dernières analyses électorales: «C’est vers les régions qui vont mal, frappées par le chômage et la destruction industrielle, vers la zone centrale déchristianisée du pays, que se dirige le Front national.» La base du FN, plutôt urbaine à l’origine, est devenue rurale ou périurbaine. «Le FN peut devenir, une fois pour toutes, le parti des pauvres, des laissés-pour-compte, un parti qui ne se définit plus seulement comme xénophobe, mais comme porteur d’un message social.» Emmanuel Todd souligne aussi le «rapport répulsif d’une majorité de l’électorat FN à la religion. On le voit dans le débat sur le mariage homosexuel, il y a eu un chassé-croisé entre le FN et l’UMP», la droite s’engageant davantage que l’extrême droite. Encore un signe, qu’«au cœur du mystère français se trouve l’affrontement entre laïcité et catholicisme zombie».

■ «Le Mystère français», Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Editions du Seuil et La République des idées, Paris, mars 2013, 322 pages.