Le livre noir des «journalistes amis» sous Ben Ali
tunisie
Réalisée et publiée à la demande du président Moncef Marzouki, une enquête, fondée sur les archives du palais de Carthage, suscite l’émoi en Tunisie
Un gros livre de 354 pages, rédigé en arabe et publié par la présidence tunisienne, est venu raviver les plaies du passé récent dans un pays en pleine transition chaotique. D’abord par bribes, puis dans sa totalité depuis mardi 3 décembre, le livre noir Le Système de propagande sous Ben Ali s’est diffusé comme une traînée de poudre en Tunisie. Ce volumineux document décrit, avec force détails et listes nominatives, la corruption qui régnait dans les médias pendant le règne de Zine el-Abidine Ben Ali renversé en janvier 2011. L’auteur n’est autre que la présidence tunisienne, incarnée depuis la chute de l’ancien régime par Moncef Marzouki, que ses proches disent agacé par les lenteurs de la justice transitionnelle.
Degré d’allégeance
Puisant dans les archives du palais de Carthage, ses services ont mis à nu le verrouillage de l’information d’un passé récent, rouvrant des plaies mal cicatrisées au moment où les passions restent vives dans un pays confronté à une grave crise politique. Depuis, la polémique ne cesse de s’amplifier sur ce travail mené hors de toute expertise ou regard indépendant.
L’Agence tunisienne de communication extérieure (ATCE), dissoute en 2012, constituait le principal rouage du système Ben Ali, et était l’incontournable interlocuteur des journalistes, nationaux comme étrangers, notamment français, qui, bien que non soumis à des visas, devaient obtenir le feu vert pour travailler. Le Monde s’est ainsi vu refuser, à plusieurs reprises, l’entrée sur le territoire tunisien.
Chargée, depuis sa création en 1990 sous la férule d’Abdelwahab Abdallah, alors principal conseiller de la présidence, de veiller à la diffusion de la bonne image du régime tunisien, en particulier sur la scène internationale, l’ATCE régnait sur tout. C’est elle qui distribuait les recettes publicitaires selon le degré d’allégeance des médias, disqualifiant les journalistes rétifs, récompensant les autres et s’attachant les services de «collaborateurs» selon une tarification effarante et précise: de 50 à 100 dinars (25 euros à 50 euros environ) une dépêche ou un article «positif», 320 dinars (160 euros) pour des rapports sur les opposants, 150 dinars par mois (75 euros) pour des «révisions et corrections» dans des magazines, 800 dinars par mois (400 euros) pour «contribution» au rapport mensuel de l’ATCE sur le terrorisme – un domaine dans lequel l’ancien dictateur aimait à se présenter comme «un rempart» –, 800 dinars également pour s’attacher la coopération d’un correspondant de chaîne de télévision, et jusqu’à 3000 dinars (1500 euros) pour la rédaction d’un livre complaisant à l’égard du régime. Même les «fixeurs», ces accompagnateurs de journalistes en zone difficile, tout à la fois interprètes et guides, recevaient un complément de rémunération pour «orienter» dans le bon sens.
Largesses octroyées
L’ATCE ne manquait pas de moyens, dépensant des millions en achat d’espace publicitaire, ou pour des opérations marketing. Pour la seule année 2009, l’Agence a négocié 737 000 dinars (369 000 euros) de contrats avec des agences de communication française, belge, suisse et égyptienne. Sous la rubrique «diverses opérations» (invitations et frais d’hébergement de journalistes) figurait également une enveloppe de 1,8 million de dinars (environ 900 000 euros). Trois cent septante-six journalistes auraient bénéficié de ces largesses.
Sans concertation
Dans ce document rédigé par les services de Moncef Marzouki, 90 journalistes tunisiens complaisants sont nommément cités, tout comme de nombreux étrangers inscrits dans la catégorie «amis».
Tel journaliste, bien connu d’une chaîne de télévision française, invité à Tunis avec sa famille, pour discuter de projets d’émission, est gratifié de la mention «bonne volonté» à côté de son nom; tel magazine français se voit offrir de juteux contrats publicitaires en contrepartie de numéros spéciaux à la gloire du régime; la rédactrice d’un quotidien anglo-saxon aurait réclamé 20 000 euros pour la rédaction d’un livre élogieux sur Ben Ali… Tous les noms, y compris les titres des ouvrages de commande, sont mentionnés dans le livre noir.
La divulgation, partielle et parfois partiale, semble-t-il, des secrets de l’ATCE, suscite de vives réactions en Tunisie. Réunis dans un collectif, plusieurs organismes, dont la Ligue tunisienne des droits de l’homme, le Syndicat national des journalistes tunisiens ou le Syndicat des radios libres critiquent une «publication sans concertation avec les instances professionnelles», ni même «le recours à une équipe de personnalités compétentes et indépendantes». Arguant de l’hésitation manifestée, jusqu’ici, par l’exécutif à s’attaquer aux mécanismes de l’ancien système, ce qui «a permis à des figures et à des plumes qui [l’]ont pendant longtemps encensé de revenir sur le devant de la scène, et à d’autres de se jeter dans les bras du nouveau pouvoir», tous disent craindre «que ce livre ne soit, en définitive, qu’une nouvelle manœuvre destinée à blanchir l’image de quelques-uns qui ont choisi de changer d’allégeance». En clair, le collectif accuse le chef de l’Etat et son entourage de se livrer à des «révélations» à la carte.
Certaines des personnes citées ont annoncé leur intention de porter plainte contre la présidence, accusée de vouloir régler des comptes alors qu’elle est elle-même aujourd’hui la cible d’une contestation. Bravache ou provocateur, l’entourage de Moncef Marzouki a riposté en promettant une suite: «C’est une première liste.»