Comment l’OTAN se prépare aux guerres du futur
Armées
L’intelligence artificielle aidera à prendre les bonnes décisions, selon le général français Denis Mercier

Le général français Denis Mercier, depuis 2015 à la tête du commandement suprême allié pour la transformation (SACT) de l’OTAN, est responsable des moyens futurs de l’Alliance. Il explique comment l’OTAN va intégrer les technologies du big data et de l’intelligence artificielle
En prévision des guerres futures, comment appréhendez-vous l’intégration des nouvelles technologies – intelligence artificielle, 3D…?
Denis Mercier: Ces technologies changent considérablement la manière dont les militaires vont aborder les futurs conflits, parce qu’elles changent notre monde et toutes les grandes organisations. La ressource stratégique, autour de laquelle doivent tourner les débats de l’OTAN, c’est la donnée. On le voit avec Facebook – et le débat sur l’extraction des données privées. Et on ne fera jamais d’intelligence artificielle sans des données.
Pour une alliance de 29 pays, de nombreuses questions politiques se posent, avant même d’évoquer les craintes suscitées par les robots tueurs. Que faire des données, en grande partie classifiées, que les nations donnent à l’Alliance? Si nous utilisons des data prises dans l’environnement public pour notre renseignement, comment les recueille-t-on? Peut-on développer des algorithmes avec des sociétés privées? Manipuler les données pour obtenir des résultats militaires? Dans l’OTAN, on n’a jamais posé la question de la propriété des données. Il faut le faire aujourd’hui.
Vous avez récemment présenté ces enjeux au Conseil de l’Atlantique Nord…
Mon commandement a organisé, jeudi 22 mars, un séminaire sur l’intelligence artificielle pour les ambassadeurs et le Secrétariat général de l’OTAN. Nous avons fait venir Sophia le robot et son concepteur. Des spécialistes de l’IA sont intervenus. Nous devons comprendre que ces technologies sont déjà là, mais que nous ne les utilisons pas. La réunion a soulevé de nombreuses questions éthiques. Les machines vont-elles nous échapper? Je ne pense pas. Les machines doivent nous aider à mieux assurer les valeurs de l’OTAN: éviter une crise, faire baisser la tension en vue de la stabilité du monde.
Le prochain exercice «Trident Juncture», un des plus importants de l’OTAN, avec plus de 35 000 soldats, en Norvège, va nous permettre de tester une vingtaine de technologies. Nous allons faire de l’impression 3D, tester des systèmes robotisés de protection de bases, de gestion de la logistique, de mesure du niveau de stress des soldats…
L’erreur serait que chacun des pays de l’OTAN développe ses programmes seul, ce qui poserait à terme des problèmes d’interopérabilité technique, éthique et politique. Dans ce cadre, nous pensons qu’il ne faut pas opposer l’homme et la machine. Le sujet est comment la machine aide l’homme à être meilleur que l’homme tout seul.
Concrètement, quelles seront les conséquences pour une arme, un centre de commandement?
Il y a quelques années, des chercheurs ont appris à un ordinateur à jouer aux échecs en entrant dans sa mémoire les millions de combinaisons des jeux existants, et il a été capable de battre le champion du monde. Plus récemment, une machine à qui on a appris à jouer, sans lui injecter les données, a atteint le meilleur niveau mondial en quatre heures. Nous pouvons faire de même avec le système de guerre électronique d’un bateau, d’un avion, d’un char. Cela va changer la manière dont on peut concevoir les opérations militaires.
Les directives militaires descendent en cascade jusqu’au soldat, au pilote, au marin. La révolution numérique ne consiste pas à rendre ces ordres plus fluides par la digitalisation, mais à repartir du soldat: on va réfléchir aux données dont il a besoin pour que, lorsqu’il identifie une information, elle alimente un cloud, qui permette ensuite, par exemple, de désigner une cible, puis, en fonction du niveau de décision choisi, autorise quelqu’un d’autre à ouvrir le feu.
Prévenir les crises, cela exige-t-il un renseignement qui soit nourri par le big data?
Le premier qui a trouvé que les petits hommes verts présents dans le Donbass étaient des soldats russes est un chercheur polonais, pour l’Atlantic Council, qui a utilisé une capacité à scanner l’environnement public avec des logiciels de reconnaissance faciale, et qui a déterminé que ces hommes posaient peu de temps plus tôt en Tchétchénie en tenue de militaires russes devant leur char. Le renseignement militaire n’a pas pu faire cela car il n’a pas utilisé ces technologies.
Pour identifier les tendances stratégiques pouvant conduire à de futures crises, les états-majors effectuent encore un travail de synthèse à la main. Les technologies du big data seront capables de détecter des signaux précurseurs impossibles à voir aujourd’hui. Google a prouvé qu’en exploitant simplement les recherches internet de personnes sur les symptômes d’une maladie, il était possible d’anticiper de plusieurs semaines les contours d’une épidémie. Je traduis cette anticipation en termes militaires.
Pour employer les systèmes d’armes autonomes, quelles décisions politiques les alliés doivent-ils prendre?
Les forces sont apportées par les nations, et pour les engager il faut une décision du Conseil de l’Atlantique Nord. Le contrôle politique est essentiel, et demeurera. Derrière, il y a plusieurs sujets. Si nous avons des forces militaires très réactives, nous devons apporter au politique l’évidence de l’émergence d’une crise, pour lancer des préparatifs. Le système doit fournir des données fiables pour prendre la bonne décision. De même, décider d’utiliser des pièces détachées imprimées en 3D exige d’être sûr du fichier. Nous allons organiser un premier brainstorming au printemps sur ce sujet, en utilisant une technologie de blockchain pour assurer la traçabilité des données. Cette technologie s’applique à de nombreux domaines, comme l’identification des forces amies et ennemies.
Nous travaillons aussi sur les effets interarmées – combinaison d’un tir de munition, d’une attaque cyber, d’une action dans l’environnement médiatique… Pour que des alliés les traitent ensemble, il faut d’abord qu’ils établissent une confiance réciproque.
La place de l’homme dans la décision est un sujet important. Exemple: certains pays utilisent les réseaux informatiques de l’OTAN comme réseaux nationaux. Des systèmes d’IA peuvent détecter une attaque et, à partir d’un certain niveau de gravité, couper directement ces réseaux. Mais un pays peut-il accepter que son équipement soit à terre? Et la machine peut-elle décider pour nous, si par ailleurs nous avons besoin de ce réseau pour conduire des opérations?
Dans ces situations, nous n’aurons pas le temps de rassembler les ambassadeurs de 29 pays. Le niveau des menaces cyber exige cette réactivité. Des décisions politiques doivent intervenir, en amont, pour donner ou non la responsabilité au commandement militaire opérationnel.