L’Université de Téhéran, point de friction de deux Iran. Celui des étudiants qui participent à la «révolution verte» derrière Mir Hossein Moussavi et celui de l’élite politico-religieuse qui tient le prêche à la prière du vendredi sur le campus de l’alma mater. Ces derniers jours, les dortoirs de l’université ont été saccagés par les milices islamiques bassidjis pour signifier aux étudiants que leurs aspirations révolutionnaires n’étaient pas une bonne idée. Certaines organisations de défense des droits de l’homme relèvent que plusieurs étudiants auraient été tués dans l’opération. Sur les images diffusées par Youtube, des bibliothèques, fracassées, jonchent le sol. Des ordinateurs ont été jetés au sol. Comme s’il y avait une guerre entre le savoir et l’idéologie islamique. Entre les étudiants et les cerbères de la République des mollahs. Cette guerre n’est pas exempte de paradoxes: brimées et discriminées par des lois iniques, les femmes revendiquent de plus en plus leurs droits. Et dans les universités iraniennes, elles représentent 65% des effectifs estudiantins.
Aujourd’hui, Jom’e, jour de la prière, le guide suprême de la République islamique, Ali Khamenei, est le principal orateur du prêche. Ce n’est pas fréquent.
Il y a un peu moins d’un an, à la fin juillet 2008, j’avais tenté de faire une plongée dans l’univers religieux iranien en me rendant moi-même à la prière. Une expérience éclairante sur une facette de la réalité iranienne. A 15 minutes à pied de la place Valias, au sud de Téhéran, l’agitation est perceptible. Aux alentours de l’université, toutes les rues sont fermées au trafic. Un flux continu d’Iraniens converge vers l’université. Les prêches des hauts dignitaires du régime sont diffusés par haut-parleurs. Des centaines de fidèles préfèrent rester au dehors du campus. Installés sur des tapis qu’ils ont eux-mêmes apportés, ils sont plusieurs centaines à prier, à genoux. Je m’aventure à prendre quelques photos. Un responsable de la sécurité, habillé en civil, me signifie par sa gestuelle que ce n’est pas une bonne idée. L’endroit est, me dira-t-on plus tard, très sensible au niveau sécuritaire, car chaque semaine, le gratin politico-religieux y est potentiellement présent. Le responsable communique par radio et m’embarque au poste. Mon sort devient incertain. Le chef du poste me demande d’où je viens: la Suisse. J’ai l’impression d’avoir gagné un point, mais c’est une certitude très fragile. La seconde question: «Pourquoi avez-vous pris des photos de l’université?» «Comment de temps restez-vous en Iran?» «Que pensez-vous du pays?» Puis cette demande à laquelle j’accède rapidement: «Peut-on voir les photos que vous avez prises?» Le chef du poste m’épargnera les photos d’Iraniennes devant des magasins de vêtements féminins. Mais aussi celles du plus grand champ gazier du monde, Assalouyeh, un site stratégique très sensible dont j’étais à peine revenu. Les photos de pèlerins sur leur tapis aux alentours du campus seront en revanche sacrifiées. Puis, quelques mots en farsi permettent de détendre un peu l’atmosphère et de me faire rentrer à l’université avec le privilège de me retrouver aux côtés des journalistes iraniens habitués de l’événement hebdomadaire.
De l’estrade qui surplombe les fidèles et à laquelle on m’a donné accès, Ali Akbar Rafsandjani est juste en face de moi, à cinq mètres. Derrière lui, un portrait de l’ayatollah Khomeiny et de l’actuel guide suprême Ali Khamenei. «Puis-je prendre des photos?». «Sans problème», me rétorque-t-on. Rafsandjani, un conservateur réformiste qui préside aussi bien l’Assemblée des experts que le Conseil de discernement, harangue la foule. Comme chaque vendredi, l’orateur divise son discours en deux parties: un volet religieux au sujet de la foi islamique et un volet politique. Le prêche contient des éléments incontournables: une critique des Etats-Unis, fondement idéologique de la Révolution islamique et d’Israël, l’ennemi juré. Depuis quelques années, le dossier nucléaire est aussi un sujet récurrent: «L’Iran a le droit à la technologie nucléaire civile».
Pour montrer que l’Islam est aussi un combat, Rafsandjani tient le canon d’un fusil dans sa main gauche. En bas de l’estrade, les fidèles sont plusieurs milliers: certains sont venus seuls. Des grappes entières de pasdarans (gardiens de la Révolution), de policiers et de militaires qui, grâce à leur uniforme, constituent des «taches» unitaires dans la marée humaine. Les hommes sont tous sous le grand chapiteau. Les femmes, moins nombreuses, sont rangées de côté. A chaque harangue de l’orateur, les fidèles réagissent fortement.
L’Université de Téhéran, c’est aussi le cœur de la contestation estudiantine. En 1999, celle-ci avait été écrasée par le régime. Aujourd’hui, personne ne sait quel sera le sort de ceux qui continuent de manifester et de résister aux bassidjis. A proximité du campus, au café Godot, très branché, les étudiants prennent leur liberté par rapport au strict code vestimentaire. On débat moins d’Allah que de la modernité. Deux mondes parallèles s’ignorent.