A la lumière des attentats qui secouent Kaboul, Thierry Kellner, chercheur associé au Brussels Institute of Contemporary China Studies, livre son éclairage original sur la frustration des Pachtounes et sur le rôle décisif que pourrait jouer la Chine dans la reconstruction de l’Afghanistan.

Le Temps: Comment interprétez-vous l’insurrection talibane qui s’est fortement renforcée ces derniers temps? Thierry Kellner: Il y a tout d’abord des éléments externes. La communauté internationale a commis de graves erreurs. La stratégie militaire des Occidentaux a montré de sérieuses limites. Aujourd’hui, le pouvoir afghan qu’ils soutiennent est perçu comme étant largement corrompu. Sur le terrain, les forces internationales n’ont pas toujours le doigté qu’il faut. Quant à l’aide internationale, elle est loin de bénéficier aux populations locales. De fait, on constate un essoufflement au sein des opinions publiques américaine, britannique et européenne. Ce n’est pas de bon augure, car cela pourrait encourager les talibans à profiter de cet affaiblissement du soutien aux troupes étrangères et à faire de nombreuses victimes au sein des forces internationales pour forcer leur départ. C’est un cercle vicieux.

– Que faut-il changer dans la méthode? – Il faut mettre l’accent sur la reconstruction, investir dans les infrastructures. La difficulté, c’est de le faire dans des zones où la sécurité est absente. Au plan militaire, les forces internationales et afghanes devraient pouvoir mieux coordonner leurs efforts. Il importe aussi d’améliorer le fonctionnement de l’armée afghane, peu efficace, et de la police, corrompue. Il serait aussi indiqué de travailler davantage avec les élites locales.

– Voyez-vous des signaux positifs en termes de reconstruction? – La Chine s’engage de plus en plus, même si c’est de façon indirecte, au rétablissement de la sécurité au sens large en Afghanistan. Pékin pousse le Pakistan à renforcer ses efforts à la frontière afghane par une aide économique et matérielle, mais aussi par un échange de renseignements. Mais là où la Chine joue un rôle capital, c’est en termes d’investissements.

– C’est-à-dire? – La Chine est devenue le premier investisseur en Afghanistan et y investit plus que ce que le reste du monde (Turquie, Iran, Occident) y a investi depuis 2001. La China Metallurgical Group Corporation a démarré en juillet un projet de 4,39 milliards de dollars à Aynak, pour développer une mine de cuivre. C’est le plus gros investissement de l’histoire de l’Afghanistan. Il devrait générer 2400 emplois directs, 20 000 emplois indirects et des redevances de 400 millions de dollars par an pour le pouvoir afghan, soit 45% du budget actuel de l’Etat. Un autre projet d’exploitation d’une mine de fer à Hajigak fait actuellement l’objet d’un appel d’offres et est susceptible de créer 50 000 postes de travail. La société chinoise est aussi sur le coup. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette histoire, c’est de constater que les travaux à Aynak ont commencé avec la protection des troupes américaines. C’est la première fois qu’on a une coopération sino-américaine ici. Par ailleurs, 33 autres projets de sociétés chinoises sont en cours en Afghanistan pour un montant de 480 millions de dollars.

– Pourquoi cet intérêt de Pékin? – La Chine avait signé un accord commercial avec les talibans un certain 11 septembre 2001… Mais pendant la guerre civile, elle ne s’est pas ingérée et bénéficie d’une image positive au sein de la population. Pour Pékin, qui dispose de beaucoup de devises, la crise économique offre une opportunité d’investir dans des secteurs qui peuvent être profitables à son développement économique. La Chine a aussi intérêt à ce que l’Afghanistan demeure stable. Elle souhaite aussi occuper le terrain par rapport aux Occidentaux, mais aussi et surtout par rapport à l’Inde, acteur important en Afghanistan depuis 2001. Pour l’heure toutefois, la Chine hésite à développer une voie commerciale directe avec l’Afghanistan de peur d’en importer les problèmes de drogue.

– La situation interne explique-t-elle aussi en partie la rébellion des talibans dont une bonne partie sont Pachtounes? – L’Afghanistan est une création récente à laquelle les pachtounes ont grandement contribué. Quand les opérations antiterroristes ont débuté après les attentats du 11 septembre 2001, les Américains ont lancé des opérations militaires avant tout aériennes. Ils ont été un peu pris de vitesse sur le terrain par les troupes de l’Alliance du Nord qui en a profité pour régler des comptes. De fait, les Pachtounes ont été écartés du pouvoir. Avant qu’Hamid Karzaï devienne président, les Américains n’avaient comme interlocuteurs que des seigneurs de guerre de l’Alliance du Nord, des Tadjiks. Dans l’administration afghane actuelle, les Tadjiks occupent des postes clés. Dans l’histoire de l’Afghanistan, les Tadjiks n’avaient jamais été au pouvoir à l’exception de quelques mois dans les années 1920. Il ne faut pas oublier que dans le mouvement taliban, il y a des islamistes radicaux, mais il y a aussi des nationalistes pachtounes.

– Le nouveau commandant en chef des troupes de l’OTAN propose de réintégrer les talibans modérés dans la société. Un projet réaliste? – La stratégie n’est pas évidente si l’on songe à l’image qu’ont les talibans en Occident. Une réintégration ne sera pas facile. Le Pakistan voisin y serait certainement très favorable. L’Inde, l’Iran, la Russie et l’Occident en revanche pourraient être beaucoup plus réticents. Cette difficulté est paradoxale. Quand le mouvement taliban s’est créé, en 1993, c’était pour mettre fin à la guerre civile, pour rétablir l’ordre. Dans le contexte anarchique de l’époque, la montée en puissance des talibans, à partir de 1994, puis en 1995-96 avec leur arrivée à Kaboul, avait été bien accueillie.

Thierry Kellner est l’auteur du livre «L’Occident de la Chine, Pékin et la nouvelle Asie centrale», Institut de hautes études internationales et du développement, Genève, PUF, 2008.