Invité à Genève par la Fondation Gipri qui consacrait un séminaire à «Quel Irak demain?», Pierre-Jean Luizard* est moins optimiste. Directeur de recherche au CNRS, il était en Irak il y a peu. Il n'est pas étonné que le gouvernement central n'ait pas recouru davantage à cette manne pour reconstruire: «Le gouvernement irakien est une coalition d'intérêts et est constitué de fiefs. Jusqu'à peu, les ministères avaient leur propre milice. Et chacun d'eux doit rendre des comptes au plan local en fonction de l'appartenance politique du ministre. Le pétrole, domaine de compétence d'un ministre chiite, a divisé davantage encore la classe politique. Il a servi à financer les partis politiques et les milices. Son trafic a par ailleurs explosé.» Quant à l'aide américaine pour l'Irak, le chercheur pense qu'ils ont été versés à fonds perdus. Selon Pierre-Jean Luizard, les Américains ont acheté la paix. Pour être efficaces, ils auraient eu besoin d'un interlocuteur solide. Ils en ont eu des centaines. Plusieurs protagonistes du conflit ont reçu à tour de rôle de l'argent américain, sans cohérence. Résultat: les attentes de chacun d'eux n'ont cessé d'augmenter. «L'accalmie actuelle risque d'être provisoire. Car si les Etats-Unis arrêtent de financer certains groupes, ceux-ci peuvent rouvrir les hostilités quand ils le veulent», relève l'expert.
«Illusion d'un Etat»
En matière de reconstruction, Pierre-Jean Luizard dresse un bilan peu reluisant. L'aéroport, mais aussi la route qui conduit dans la zone verte de Bagdad sont sécurisés. «Mais c'est l'illusion d'un Etat. Certes, au centre de Bagdad, des rues et des ponts ont été reconstruits, mais c'est un faux-semblant. C'est là que le gouvernement a investi en priorité», précise le directeur de recherche.
Les services publics, en revanche, n'ont pas été rétablis, ni à Bagdad ni à Bassorah. Dans la capitale, les ordures n'ont plus été ramassées depuis des années et la pollution fait des ravages. A Sadr City, qui offrait une vision «apocalyptique» après le début de l'intervention américaine, les égouts sont encore à ciel ouvert. Les 2 millions d'habitants portent des stigmates de malnutrition. Le secteur de la santé est préoccupant. «Il n'y a eu aucun progrès. De nombreux hôpitaux sont encore sous la coupe des partis chiites. De nombreux sunnites préfèrent se laisser mourir chez eux plutôt que de courir le danger de se rendre dans un hôpital. En un mot, on meurt plus aujourd'hui qu'à l'époque de l'embargo. Cela explique la forte émigration sunnite et chrétienne», analyse Pierre-Jean Luizard.
Le monde académique et scolaire, sinistré depuis 2003, offre néanmoins une lueur d'espoir. Tant à l'université qu'à l'école, les cours ont repris, surtout dans les zones dépendant d'un seul ministre. Pierre-Jean Luizard ne voit néanmoins pas une issue à la crise dans la solution fédéraliste: «C'est une belle idée. Mais une majorité d'Arabes, même chiites, y sont hostiles, car elle serait imposée par la force et risquerait de pérenniser les affrontements.»
* Laïcités autoritaires en terres d'islam, Fayard, 2008.