Le marchand d’illusions a fait merveille
Italie
Le Cavaliere, ou le caïman, a marqué la vie politique italienne durant vingt ans
Parmi les nombreux surnoms dont Silvio Berlusconi fut affublé dans les presque vingt ans où il domina la vie politique transalpine, celui de «caïman» est le plus évocateur. Un saurien au cuir dur qui résiste à tout même si, maintenant, il semble hors jeu pour toujours. Il aura néanmoins fallu une décision de justice. Lors des élections générales de février, la droite dont il portait encore une fois les couleurs fut battue d’à peine 30 000 voix à la Chambre des députés. Certes, Berlusconi avait perdu plus de 6 millions de suffrages par rapport à l’élection précédente, mais la remontée fut spectaculaire pour un leader qui, moins de deux ans plus tôt, avait dû abandonner la présidence du Conseil sous la pression des Européens, inquiets de voir l’Italie plonger comme la Grèce.
Berlusconi est un extraordinaire vendeur. Le réel bilan de ses trois passages au pouvoir (1994-1995, 2001-2006, 2008-2011) est maigre, et il n’a réalisé que bien peu de ses engagements de réformes économiques et institutionnelles. Mais, une fois de plus, le marchand d’illusions fait merveille. Le milliardaire milanais et tycoon des médias, le séducteur qui aimait à jouer au crooner, s’est déjà depuis des années transformé en caricature de vieux beau. Mais il continue à cristalliser, comme durant deux décennies, les rêves d’une bonne partie de l’électorat italien.
«Il exprimait des choses profondes en Italie, insistant sur la liberté et le travail, mais aussi le plaisir ou l’affichage de la réussite, analyse le politologue Marc Lazar, professeur à Sciences Po Paris et à l’Université libre internationale des études sociales de Rome. C’est un leader politique qui joue à la fois sur le désir de dérégulation des petits patrons, artisans ou entrepreneurs du nord du pays et, au sud de la Péninsule, sur les désirs d’assistance comme sur les peurs d’un électorat âgé, de femmes au foyer et de couches sociales défavorisées inquiètes de la modernisation de la société.»
Culture du petit malin
Une équation politique longtemps gagnante, surtout quand, pour séduire l’électeur, il joue aussi de sa propre success story de self-made-man, petit bourgeois milanais qui est devenu l’homme le plus riche du pays. Ces facteurs sont au moins aussi importants que son contrôle sur les médias lors de ses passages au pouvoir. Malgré cela, il a deux fois été battu, aux élections de 1995 et 2006, par Romano Prodi, catholique de Bologne et leader d’un centre gauche qui s’est ensuite saboté lui-même.
La force de Berlusconi fut d’incarner parfois le meilleur, mais souvent le pire de l’italianité. «C’est une sorte d’autobiographie de la nation», résume le politologue Gianfranco Pasquino. Celle d’une certaine Italie, droguée à la télé paillettes, avide de fric, portée sur l’illégalité, indulgente à l’égard de la corruption et viscéralement hostile à l’Etat. «Il incarne la culture du motorino [la Vespa, ndlr]», résume l’écrivain de polar Andrea Camilleri, c’est-à-dire celle du petit malin qui se faufile, s’arrange et se démerde. «Je suis comme vous, j’aime les belles femmes, m’amuser et le foot», répète-t-il volontiers. Ses boutades sont calculées, jouant sur des ressorts troubles. Elles libèrent des non-dits sur l’argent, l’art de s’arranger avec la loi et légitiment des thèmes longtemps tabous comme la xénophobie ou le mépris des pauvres et des faibles dans un monde politique dominé jusque dans les années 1980 par les morales catholique et communiste. D’où sa popularité longtemps forte. «Je ne redoute pas tant Berlusconi en soi que Berlusconi en moi», chantait Giorgio Gaber. Même l’évident conflit d’intérêts entre le patron du premier groupe de médias du pays et le premier ministre ne choquait pas outre mesure. Nombre d’Italiens estimaient qu’on ne pouvait obliger un entrepreneur devenu politicien à brader un empire construit en une vie de labeur. Ses affaires judiciaires et ses liens avec des personnalités «en odeur de mafia» indignaient les élites et les partenaires de l’Italie, mais laissaient assez indifférente une opinion blasée et sans grande sympathie pour les juges, que Berlusconi pourfendait avec des formules du genre : «Il faut être un peu malade pour faire un tel métier.»
Battu en 2006, il prend sa revanche en avril 2008, après l’intermède d’un gouvernement de gauche qui finit en fiasco. «Il Cavaliere» est alors, et de loin, le politique le plus populaire du pays. Il a changé de ton, de style, et beaucoup pensent qu’il finira en 2013 président de la République élu par les Chambres. Puis surgissent les révélations sur les fréquentations de mineures et les dîners-partouzes avec des filles payées, bourdonnant autour d’un Cavaliere narcissique.